
Abarat de Clive  Barker :
  de la fantasy enluminée  au Grand Œuvre
    - Myriam Tsimbidy
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Fig. 15. Clive Barker, Abarat, jours de lumière,
    nuits de guerre,  2004, t. II, p. 505 

Fig. 16. Cl. Barker, Abarat, jours de lumière,
    nuits de guerre,  2004, t. II, p. 27 

Fig. 17. Cl. Barker, Abarat, jours de lumière,
    nuits de guerre,  2004, t. II, p. 206 
Le glyphe
      Tous les  personnages sont des créateurs plus ou moins maîtres ou conscients de leur  pouvoir. En manipulant mentalement des lignes, des formes et des couleurs à  partir de l’écheveau originel, ils arrivent à créer un glyphe.
        Le glyphe  abaratien surgit tout d’abord à partir de mots :  « ce sont des mots qui se transforment en machine volante » [72] expliquent les frères Canaille à  Candy au début de son voyage. Cependant les mots seuls sont inefficaces. Il  faut une autre force pour créer, une force qui est un don comme pour Candy, ou qui  résulte d’un travail individuel ou  collectif comme ce sera le cas pour ses amis. Le surgissement de l’objet dans  le texte évoque une pratique picturale. Candy,  après avoir prononcé une formule magique, voit une « myriade d’étincelles s’enflammer » qui crée un sillage formant une  matrice dans laquelle des lignes plus fines s’entrecroisent pour  « dessiner une espèce de cabine » 
[73]. Cette  description s’inspire de la théorie « du dessin par les milieux » de  Delacroix. Elle consiste à partir non du contour externe « mais des volumes  internes de l’objet à représenter, par exemple en une série d’ovales de toutes  tailles, comme jetés en vagues de lignes multiples et spontanés,  qui définissent des masses volumineuses et dont les associations et  interpénétrations multiples donnent naissance au contour proprement dit de l’objet  considéré » [74]. La création textuelle de l’objet évoque le mouvement des lignes,  stimule l’imagination du lecteur qui « dessine » aussi mentalement  cette « cabine »  d’ailleurs non représentée dans les  illustrations.
      Plus  loin, Gangrène relie lignes et couleurs pour créer un immense papillon à partir  de trois étincelles aux teintes bleu-violet, rouge-orangé et couleur d’os [75]. Devenu  un véritable chef d’orchestre, il dirige « une symphonie » ; les  couleurs s’entremêlent jusqu’à former une « énorme phalène » de bien  quatre mètres de long aux mouchetures colorées. L’imagination du lecteur est  encore sollicitée mais elle est orientée par une illustration en noir et blanc  qui représente simplement le papillon vu de profil. Le regard s’arrête sur  quelques « mouchetures » comme les carrés blancs sur les bords des  ailes. Seul le texte donne la signification de ces taches blanches en révélant  que les motifs du papillon dessinent « un énorme visage hurlant qui s’étal[e]  sur un fond de ciel » tandis que l’évocation du repliement et du  déploiement des ailes suggère la récurrence de la disparition et de l’apparition  de la forme comme un éternel recommencement du cri : « on aurait dit que  les cieux eux-mêmes donnaient libre cours à leur angoisse » [76].
      Le texte  révèle toutes les potentialités de l’illustration, et souligne même son  originalité. Leglyphe crée par  Malingo illustrera cette idée.
      Malingo, se trouvant sur l’Armoise,  le bateau de Gangrène, est attaqué.  Il prononce une formule magique et, des cordages et des voiles, un être  fantastique surgit :
Une créature de bric et de broc, encore plus étrange que les curiosités sans nom qui jonchaient le pont de l’armoise. Ses doigts étaient des échardes, son corps se résumait à une voile déchirée drapée en forme de toge et sa tête semblait composée d’un amas de cordes reptiliennes qui se dressaient comme des cobras en dardant une langue fourchues vers les sœurs sorcières [77].
En  vis-à-vis, l’illustration complète la description [78] (fig. 15).
      Alors que  le texte programme une image médusienne : les « cordes reptiliennes »  évoquant la chevelure de la Gorgone, l’illustration corrige le cliché pour  conférer un caractère inouï à cette créature surgie de l’imagination du personnage.  Le cadrage adopté pour présenter cet être tout en cordes nous conduit dans un  monde de formes inconnues et de mouvements imprévisibles. L’iconographie écarte  le cliché reptilien pour revenir uniquement aux matériaux d’origine cordage,  mât et voile. Ce retour sur du « connu » n’est là que pour souligner  la magie de l’assemblage et du souffle qui anime cette Méduse aveugle dont la posture arquée souligne la force du  souffle qui la pousse en avant.
      Le glyphe  est une symbiose entre les mots, les lignes et les couleurs, une émanation de l’esprit  qui devient forme picturale et textuelle. C’est cet esprit qui donne vie à l’idée.  Tous les personnages d’Abarat sont  des images de créateurs mais certains créent pour mieux détruire.
La création ou le combat des forces et des formes
      Une  opposition fondamentale règne entre les forces du bien et du mal. Les forces du  bien ont le pouvoir du souffle de vie. La princesse Boa incarne la force  créative, elle « transfigurait l’air qu’elle respirait, la terre qu’elle  foulait. Tout ce qu’elle voyait, elle le changeait à jamais, si bien que le  monde était perpétuellement renouvelé » [79]. Quant à  la princesse Haleine, elle personnifie le souffle créateur : « Debout dans une flaque de lumière  chaude, [elle] exhalait une créature  vivante – en l’occurrence une pieuvre tirant sur le mauve » [80]. L’illustration  aux couleurs chaudes, dont les volutes soulignent la plénitude dynamique du  souffle, suggère cette symbiose originelle entre le corps qui porte et qui crée  et la création elle-même (fig. 16).
      Inversement,  les créations maléfiques de Mother Motley sont composites. Couturière obsédée,  elle coud même quand elle se déplace, aussi son trône est-il posé sur une main  coupée capable de se mouvoir. Penchée, le dos courbé, le regard fixé sur son  ouvrage, elle fabrique des êtres à partir de morceaux de cuirs qu’elle remplit  de sable et de boue. Mais elle crée pour détruire puisqu’il  s’agit d’« assembler » ainsi une armée. L’illustration (fig. 17) la  met en scène comme en contre jour, les couleurs bleues grisées, les formes  pointues, descendantes s’opposent aux formes arrondies et colorées de la  princesse Haleine.
      Les formes  et le jeu des couleurs entrent en résonance avec la structure symbolique du  récit. Des personnages aux anatomies cauchemardesques, démantibulés, couturés,  côtoient des êtres colorés, hybrides et féeriques. L’univers grouillant des  animalarves lovecraftiens s’oppose au monde lumineux d’Abarat, comme le souffle  de l’inspiration de la déesse d’Yzil qui produit à chaque fois une création  unique, s’oppose au travail à la chaîne des forces du mal qui rassemble des  morceaux. Et l’illustration vient travailler ces symboles, les enrichir tout en  les dramatisant. Ces oppositions fondatrices renvoient aux sources vives de la création et du récit : histoire d’un  combat entre la matière et l’esprit, entre les formes et les couleurs. Les  fantasias picturales de Cliver Baker tout en renouant avec les obsessions d’un  Bosch, d’un Edgar Poe, d’un William Blake, d’un Lovecraft, ou d’un Odilon  Redon, sont indissociables de l’écriture car elles en sont la genèse, mais aussi le moteur [81]. Abarat est un creuset où la force  évocatoire et imageante du texte et la dynamique narrative des illustrations s’entremêlent,  se complètent, s’enrichissent. Cette alchimie du texte et de l’image réalise ce  qui s’annonce comme le Grand Œuvre de Clive Barker.
[72] T. I, p.  108.
  [73] T. I, p. 360.
  [74] M.  Imdahl, Couleur. Les écrits des peintres français de Poussin à Delaunay, Op. cit., p. 103.
  [75] T. I, p. 211.
  [76] T. I, p. 213.
  [77] T. II, p. 504.
  [78] T. II, p. 505.
  [79] T. II, p. 386.
  [80] T. II, p. 27.
  [81] « The paintings came along when I didn’t expect them - when I started to create a world round  them, the world began to proliferate at a speed that I had never experienced in  my life before » écrit Clive  Barker à propos du cinquième volume (Abarat. Abarat. Abarat.  Abarat... Abarat! by Phil and Sarah Stokes, 13 and 20 March 2006, site de Clive Barker).
