L’image rêvée.
Réalité et simulacre chez Henry Céard

- Andrea Schincariol
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À mon avis, vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose à fond si vous n’en avez pas pris une photographie révélant un tas de détails qui, autrement, ne pourraient même pas être discernés.
(Émile Zola) [1].

Je crois que généralement (et quoi qu’on en dise) le souvenir idéalise, c’est-à-dire choisit. Mais peut-être l'œil idéalise-t-il aussi ?
Observez notre étonnement devant une épreuve photographique.
Ce n’est jamais ça qu’on a vu.
(Gustave Flaubert) [2]

      L’œuvre romanesque de l’écrivain naturaliste Henry Céard (1851-1924) se réduit à deux textes : Une belle journée, publié en 1881, accueilli par un discret succès de ventes et par les paroles encourageantes du maître de Médan, Émile Zola ; et Terrains à vendre au bord de la mer, paru en 1906, « roman total » selon la définition qu’en donne Georges Londex [3], créature née d’une longue gestation et testament littéraire de Céard.
      L’un des aspects qui caractérise les deux romans de Céard est, contrairement aux autres récits du mouvement Naturaliste [4], la présence obsédante de l’image photographique, aussi bien que le poids spécifique du discours sur la photographie au sein du récit. On trouve en effet, dans les deux ouvrages de l’écrivain champenois, non seulement un vrai foisonnement d’images mécaniques, mais aussi un véritable commentaire (technique, esthétique et philosophique) sur les produits de l’invention de Daguerre ainsi que sur ses procédés.
      Nous nous pencherons ici sur le texte de 1906, où l’objet photographique trouve sa véritable incarnation fictionnelle dans le personnage de Charlescot, photographe amateur [5]. Son appareil est une machine à produire des clichés et des portraits photographiques, que le lecteur retrouve disséminés le long du texte. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces images ne reflètent pas les apparences extérieures du monde. Elles créent un monde à part, un univers illusoire et trompeur régi par la logique du simulacre. Elles révèlent ce qu’il y a de dangereux dans le rêve et, en multipliant le mécanisme de l’échec, fonctionnent comme une sorte d’écho visuel du dispositif du récit, fondé sur ce même mécanisme.

 

Le récit comme dispositif de l’échec

 

      Œuvre énorme par sa longueur et par la richesse de ses thématiques, ce vaste roman breton est la somme des idées artistiques, sociales et politiques de l’auteur. Céard y dessine, sur le fond du paysage de la presqu’île de Téhuen, mouillée par un océan sans cesse agité par la tempête, les silhouettes des nombreux personnages habitant le village de Kerahuel. Une série d’intrigues secondaires s’entrelacent autour de l’intrigue principale annoncée par le titre et construite autour des efforts que multiplie le maire, M. Rachimbourg, pour faire de Kerahuel une station balnéaire moderne et mondaine. Ses tentatives se révèlent inutiles : les poteaux indiquant les « terrains à vendre au bord de la mer » ressemblent vite à des croix funéraires. Deux estivants, le Dr Laguépie et l’écrivain Malbar, porte-paroles de l’auteur, figurent comme les observateurs privilégiés de la société de Kerahuel. Ils sont les représentants du groupe des « estrangers », haïs et jalousés par les indigènes. Autour de Malbar et du Dr Laguépie gravitent d’autres estivants. Parmi ceux-ci, le photographe Charlescot.
      Or, la tentative échouée de vendre les terrains au bord de la mer et de rendre ainsi Kerahuel une localité de villégiature mondaine, est doublée par la désastreuse histoire d’amour entre Malbar et Mme Trénissan, grande cantatrice lyrique qui introduit le thème wagnérien de Tristan et Yseult, véritable dispositif musical qui structure le roman comme une partition d’opéra [6]. Tout comme le projet du maire Rachimbourg, leur idylle se solde par un échec total et reflète l’effondrement des rêves sentimentaux nourris par les autres personnages du roman. Ainsi, l’intrigue principale et les sous-intrigues ne font qu'adhérer à un schéma unique structurant les 900 pages du roman, à un véritable dispositif du récit, de claire ascendance flaubertienne [7] et qu’on pourrait synthétiser comme suit : l’écroulement du rêve face à la réalité.
      Le personnage de Charlescot – photographe amateur dont la compétence technique est ridiculisée dès le début de sa vie fictionnelle – avec son discours et ses clichés, s’intègre à plusieurs titres dans le fonctionnement de ce dispositif du récit.

 

L’acte photographique : producteur de simulacre

 

      C’est par la bouche de Charlescot qu’une longue réflexion sur l’acte photographique se développe – réflexion philosophique d’une certaine manière, fondamentale sans doute en ce qui concerne la poétique du roman – et qui fera l’objet de nos toutes premières considérations photo-littéraires sur Terrains à vendre.
      Voici l’extrait textuel :

 

– Ce sont peut-être des philosophes profonds, les opticiens qui ont inventé l’instantané. Ils nous ont enseigné le mépris de la durée ; et que, dans l’existence, ainsi que dans la photographie, tout dépend de l’angle fugitif sous lequel nous considérons éphémèrement les objets. Qui sait si notre erreur ne vient pas de chercher à les fixer, et d’essayer de leur assurer une permanence que, par nature, ils ne possèdent pas, ils ne peuvent pas posséder ?
Son appareil lui pesait sur le dos. Il s’arrêta, changea la courroie d’épaule. Puis :
– C’est cette illusion qui prête tant d’intérêt au développement des plaques sur lesquelles nous nous penchons, au-dessus des bains de révélation, dans la nuit des laboratoires. L’objectif le meilleur qui passe pour refléter la réalité dans ses moindres détails, ne nous fournit jamais l’image que nous avons rêvée, au moment où nous la mettons au point. Nous la poursuivons sans cesse dans des épreuves où nous ne la reconnaissons pas ; et rien ne vaut que notre chimère avec le travail où nous nous dépensons pour nous convaincre de son néant. (TV, 508‑509)

 

      Ce passage [8], d’une densité thématique remarquable, non seulement résume dans les quelques phrases qui le constituent le message profond traversant, de long en large, le texte et peut-être l'œuvre de Céard – l’inéluctable échec auquel toute forme de rêve est destinée à aboutir ; mais, en plus, il contient in nuce tous les éléments cardinaux d’une réflexion sur la photographie (réflexion, soit dit en passant, remarquablement moderne et inattendue), lesquels, pris singulièrement, s’offrent comme autant de modèles figuratifs contribuant à la mise en fiction du dispositif photographique. Aspects techniques de l’appareil photographique (instantané, objectif, fixation de l’image), aspects protocolaires de la prise de vue (cadrage, mise au point) et du développement de la plaque sensible (le bain révélateur), aspects esthétiques de la réception de l’image (détaillisme, reconnaissance du modèle capturé par la chambre noire) : Céard fait appel ici à l’acte photographique dans sa complexité, son articulation et bien au-delà, dans tout son potentiel figuratif et métaphorique de la réalité. Or, cette « erreur », comme le définit Charlescot dans sa tirade, cet écart qui s’ouvre entre la nature (le Réel...) et sa mise en représentation (qu’elle soit photographique ou littéraire, peu importe) ne peut que se présenter pour nous comme l’espace euphorique au sein duquel développer notre analyse.

 

Une floraison de traces photographiques

 

        Terrains à vendre au bord de la mer est littéralement envahi par une quantité surprenante de récurrences textuelles liées au domaine de la photographie.
        D’abord, le texte est ponctué par tout un ensemble de termes, faisant partie de la technique photographique, extrêmement précis et, aux yeux d’un lecteur inexpérimenté, opaques : « plaques chromées » (TV, 367), « appareil à mouvement rapide et circulaire [pour] panoramas » (TV, 456), « cristal viseur » (TV, 491), « cuvette » et « liquide révélateur » (TV, 592), « cliché "dur à venir" » (TV, 592), « épreuve négative » (TV, 592).
        Ensuite, le texte est connoté par une spectaculaire textualisation de portraits photographiques. Ces portraits apparaissent aux yeux du lecteur soit sous la forme diégétique « forte » de portraits tirés par Charlescot lui-même ; soit sous la modalité plus « faible » d’images circulant dans les discours des personnages ou du narrateur.
        Enfin, il y a le personnage-photographe Charlescot, véritable incarnation du thème photographique.

 

>suite

[1] É. Zola, interview à la revue anglaise The King en 1900, cité dans François Émile-Zola et Massin (éds.), Zola photographe, Paris, Hoëbeke, 1990, p. 11.
[2] G. Flaubert, Lettre à Hippolyte Taine, cité par S. Thorel‑Cailleteau, « Un regard désolé : naturalisme et photographie », dans Les Cahiers naturalistes, n°66, 1992, p. 273.
[3] G. Londex, préface à H. Céard, Terrains à vendre au bord de la mer, Paris, Mémoire du livre, 2000, p. 16. Dorénavant : TV suivi de la page.
[4] Sur la relative pauvreté des récurrences d’objets photographiques dans les textes naturalistes, voir A. Buisine, « Les Chambres noires du roman », dans Les Cahiers naturalistes, n°66, 1992, pp. 243‑268 ; et Ch. Grivel, « Zola, photogenèse de l’œuvre », dans Études photographiques, n°15, novembre 2004.
[5] Charlescot est peut-être le premier personnage-photographe de l’histoire de la littérature française à avoir un rôle central dans un roman. Avant Céard, Nathaniel Hawthorne avait enrichi son personnel romanesque avec le daguerréotypiste Holgrave, l’une des figures du roman de 1851, House of the Seven Gables.
[6] Wagnérien avant tout le monde, Céard était aux Concerts Pasdeloup pour la première audition, en France, de l’introduction de Tristan et Isolde, en 1874. Son article « Au pays de Tristan » est reproduit au début de Terrains à vendre, (34 et sqq.). Encore, l’écrivain soutenait-il « qu’il faut qu’un littérateur connaisse la musique d’une façon très approfondie » (cité par G. Londex dans la préface à son édition, TV 21). Londex définit l’écrivain champenois comme « le plus musicien de tous les Naturalistes » (ibid.).
[7] Colin Burns, spécialiste céardien, affirme en ce sens : « the influence which Flaubert exerted on Céard in the late 1870’s endured until the latter’s death in 1924. Céard himself was fully aware of the importance of these early contacts in his own literary development » (« A Disciple of Gustave Flaubert. Some Unpublished Letters of Henry Céard », dans The Modern Language Review, vol. 50, n°2, April 1955, p. 143).
[8] Le passage est bien pris en considération par S. Thorel-Cailleteau (« Un regard désolé : naturalisme et photographie », art. cit., pp. 273-274), mais dans un cadre analytique plus vaste concernant non seulement Henry Céard mais le mouvement naturaliste dans sa globalité. En revanche, les spécialistes céardiens semblent l’avoir négligé.