L’image dans L’Invention de Morel de Jean
Pierre Mourey et d’Adolfo Bioy Casares :
La « réinvention de Mourey »

- Émilie Delafosse
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Fig. 29. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 103

Fig. 30. J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 51

Fig. 31.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 78

Fig. 32.  J. P. Mourey, L'Invention de Morel, 2007, p. 85

Fig. 33. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 33

Fig. 34. J. P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007, p. 92

      Cette présence concrète du miroir a une fonction symbolique : elle matérialise l’importance de la figure du passage d’un monde à un autre et celle du motif du double. Guidé par son amour pour Faustine, le fugitif devient à son tour un « reflet », une « image », et intègre le simulacre de réalité. Deux récits de rêve, où le personnage se retrouve décliné en plusieurs « exemplaires », préfigurent cette duplication. Mais si les êtres vivants « réels » disparaissent – ils meurent en devenant des « images » éternelles –, les objets et les astres peuvent coexister avec leur copie. L’image donne à voir le livre de Bélidor, répété au sein de la même case, ainsi que les deux soleils et les deux lunes, représentés en double plusieurs fois. Le cas du narrateur-protagoniste est singulier, puisqu’on assiste à toutes les étapes du processus qui le conduit « de l’autre côté du miroir ». Dans les deux dernières planches, il apparaît aux côtés de sa propre « image », qu’il voit évoluer auprès de celle de Faustine (fig. 29). Le double n’est plus le reflet du miroir ni l’alter ego du cauchemar, mais bien l’« image » qui existe en concomitance avec l’original, le temps que celui-ci s’efface en sortant du cadre.
      À mesure qu’il développe cette thématique du double, Mourey reporte le motif du miroir sur la construction de l’œuvre. La symétrie est de règle : les illustrations des intertitres se répondent et signalent deux parties égales, entre lesquelles les cinq couleurs se distribuent symétriquement. À une autre échelle, c’est la disposition des cases à l’intérieur d’une séquence, d’une planche, qui peut afficher un caractère symétrique. Des vignettes consécutives sont construites en miroir, comme (39;7) et (39;8) (fig. 30), mais c’est aussi le cas de deux strips distants, grâce au déplacement du protagoniste au sein du cadre, comme au bas des planches 64 et 71 (figs. 31 et 32). Lorsque le lecteur suit le fugitif dans son parcours des neuf chambres polyédriques (planche 12), c’est la page entière qui s’organise symétriquement autour de la case centrale. La mise en pages se fait donc productrice de sens, en incarnant un motif emblématique de L’Invention de Morel.
      Car le miroir, c’est encore celui que l’œuvre se tend à elle-même. Plus qu’une dette aux conventions du genre fantastique, la forte présence du miroir chez Mourey est peut-être le résultat de la transposition de la dimension réflexive du roman. De l’omniprésence de la problématique de l’écriture, chez Bioy, on passe à une sorte de discours ludique de l’image sur elle-même, dans la bande dessinée. Plus largement, c’est la réflexion sur la représentation qui se trouve approfondie à la faveur de cette traduction à l’image. Dans le roman, Lafon signale le redoublement de la trame (centrée sur une machine à reproduire le réel) par la problématique abordée en préface de « l’épuisement de la fiction à dire la réalité » [64]. Cette invention, qui tue ceux dont elle grave l’image, serait « une autre manière de dire la mort du roman réaliste » [65]. À travers son « imperfection », la machine métaphorise « l’irréalisme de l’écriture », explique Lafon : Morel « n’est pas seulement un savant fou, il symbolise aussi le romancier fou, c’est-à-dire le romancier réaliste inconscient de l’irréalisme de toute représentation » [66]. En multipliant les miroirs et les jeux de reflets, grâce aux moyens de la bande dessinée qui lui permettent de jouer avec l’image sur plusieurs plans, Mourey prolonge la réflexion de Bioy.
      Nous repérons dans l’ouvrage plusieurs marques de l’autoréférencialité qui porte cette réflexion sur la représentation. Ponctuellement, le texte prend en charge la réflexivité : « ici, il y a toujours un détail que l’on n’avait pas vu les fois précédentes », déclare le fugitif en (84;5). Ce commentaire annonce la postface où Mourey cite Nabokov – « Lorsqu’on lit, il faudrait remarquer et savourer les détails » – et affirme sa volonté d’inventer un dispositif dans lequel, on s’en souvient, « tous les éléments graphiques, les détails ont de l’importance et du sens » [67]. L’image, surtout, comme le laisse deviner l’utilisation du terme pour désigner les simulacres des êtres enregistrés, alimente la dimension autoréférencielle de l’ouvrage. Représentation en abyme des vignettes de la bande dessinée, le jardinet élaboré par le protagoniste en guise d’hommage floral est un indice de cette participation (fig. 33). Il y a aussi, bien sûr, l’unique case blanche du livre. Mise en relief par l’irrégularité des bandes, la vignette (78;4) interrompt la narration par un vide iconique et textuel. La blancheur fait sens en jouant sur deux plans : à l’absence d’« images » projetées par la machine fait écho l’absence d’image dans la case de la bande dessinée. La polysémie du récitatif de la vignette suivante, où l’image réapparaît, confirme la construction ludique d’un second degré de signification : « Ce matin, il n’y avait pas d’images… » (fig. 34).
      Près de soixante-dix ans après la première publication de la préface de Borges, Mourey remet à l’ordre du jour le plaidoyer pour les œuvres mêlant rigueur et fantaisie, par opposition à tout ce qui ne peut être qu’une copie bien pâle du réel. Comme Bioy, Mourey revendique l’artifice, et ce dès la quatrième planche, en parasitant le discours du narrateur d’une voix ironique qui fait jouer le double sens : « ces gens ne sont pas des visions ou des images : ils sont réels, aussi réels que moi » (4;4), affirme celui qui est tout autant fait d’encre et de papier que le reste des personnages. Mais Mourey apporte l’image, et l’image, plus que traduire le fantastique, le fait naître. Par la mise en images, l’auteur renouvelle – rend étrange, si l’on veut – un genre déjà « étranger », ce néo-fantastique ambivalent, à la fois classique et moderne, rigoureux et fantaisiste [68]. En d’autres termes, en adaptant L’Invention de Morel en bande dessinée, Mourey réinvente le fantastique bioycasarien.

      L’Invention de Morel, signale Lafon, hormis dans l’œuvre de Bioy lui-même, n’a pas vraiment eu de suite littéraire [69] : le fantastique latino-américain a abandonné ce rationalisme, ce type d’histoire d’amour traditionnelle et ce style épuré. Mourey, en 2007, contribue à combler ce vide : il assure une continuation… tout en réinventant l’œuvre. En composant une bande dessinée qui puise ses sources dans la littérature, Mourey transpose un énoncé narratif d’un média à l’autre, comme si L’Invention de Morel était une « fiction sans frontières », selon l’expression de Groensteen [70]. Faut-il conclure à la « prééminence de l’histoire, et tenir pour [contingent] son lieu d’apparition » ? Pas forcément, si l’on pense à l’observation de Rodolphe Töpffer au sujet de ses deux versions des Voyages et aventures du Docteur Festus, l’une étant une « histoire en estampes », l’autre un roman : « ce qu’elles ont de différent change beaucoup ce qu’elles ont de semblable » [71]. Ce paradoxe apparent s’explique par la double dimension, « transitive et réflexive », des arts narratifs : « Les lecteurs ou spectateurs sont à la fois impliqués dans une fiction et exposés à tel médium particulier », précise Groensteen [72].
      C’est justement ce clivage qu’exploite Mourey lorsqu’il relit la fiction bioycasarienne à partir des critères matériels et formels propres au récit visuel. À son tour, il raconte une histoire fascinante, transmet une fiction, tout en revendiquant la spécificité de la bande dessinée en tant qu’art narratif. Parce qu’il adapte L’Invention de Morel en mettant à profit les ressources particulières du média, Mourey crée une œuvre dont la singularité réside notamment dans la place occupée par l’image. Dès le paratexte, celle-ci raconte, et engage l’entrée dans la fiction. Mais surtout, cette composante du récit se trouve au cœur de la poétique de répétition/variation qui traduit l’éternel recommencement de la semaine gravée par la machine de Morel. L’image, grâce à différents moyens graphiques, est ainsi source d’inquiétante étrangeté, et les liens très étroits qu’elle tisse avec le fantastique cristallisent dans le motif du miroir. Celui-ci, en participant au « tressage » de la bande dessinée [73], transforme le livre en une véritable chambre d’échos – de reflets – où se déplace le lecteur, et désigne l’image comme support d’une réflexion métafictionnelle sur la représentation. De l’outil narratif au noyau du fantastique, l’image, à plus d’un titre, joue donc un rôle clé dans l’adaptation de Mourey. En accordant cette place à l’élément iconique, l’auteur rend hommage au roman de Bioy, et en propose une relecture, une « remise en œuvre » [74]. Lorsqu’il supplie l’hypothétique inventeur d’une « machine capable de rassembler les présences désagrégées » de le faire « entrer dans le ciel de la conscience de Faustine » [75], le narrateur bioycasarien semble s’adresser au lecteur, lui passer le relais en l’invitant à un nouveau parcours. Telle une réponse à cette prière, la « réinvention de Mourey » – pour reprendre la formule de Lafon [76] – entretient, prolonge et renouvelle la magie d’une œuvre « dont chaque lecture fait miroiter de nouvelles pistes, de nouvelles interprétations et incite à des relectures et à des rêveries infinies » [77].

 

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[64] M. Lafon, « Pour une poétique de la préface. Autour de La Invención de Morel », Tigre hors série, Le livre et l’édition dans le monde hispanique, Grenoble, 1992, p. 306.
[65] Ibid., p. 309.
[66] M. Lafon, « Extranéité et étrangeté dans l’œuvre de Casares. Tentative de définition d’une écriture fantastique », Les Cahiers du GERF, n 4, 1993, p. 68.
[67] J. P. Mourey, « Postface », dans J. P. Mourey et A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit.
[68] M. Lafon, « Extranéité et étrangeté dans l’œuvre de Casares », art. cit., p. 65 et ss.
[69] M. Lafon, Une vie, une œuvre : Adolfo Bioy Casarès (1914-1999), émission citée.
[70] Th. Groensteen, « Fictions sans frontières », art. cit.
[71] R. Töpffer est cité par Groensteen (Ibid.).
[72] Ibid.
[73] Cette structure à l’origine de « lectures translinéaires et plurivectorielles » qui mettent en rapport des cases, des thèmes et des motifs organisés en réseau, d’après la définition de Groensteen (Système de la bande dessinée, Op. cit., p. 183).
[74] J. Cléder, « L’adaptation cinématographique », Fabula.
[75] A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit., p. 123.
[76] M. Lafon, « Aujourd’hui, dans cette île… », dans J. P. Mourey et A. Bioy Casares, L’Invention de Morel, Op. cit., p. 4.
[77] M. Lafon, « Introduction » à L’Invention de Morel, dans A. Bioy Casares, Romans, Op. cit., p. 7.