L’image excentrique et les débuts de la bande dessinée : Gustave Doré et Les Dés-Agréments d’un voyage d’Agrément (1851)
- Susan Pickford
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Fig. 10. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément
, pl. 10 (extrait)


Fig. 11. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément
, pl. 20 (extrait)


Fig. 12. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément
, pl. 10


Fig. 13. Gustave Doré, Dés-agréments d’un voyage
d’agrément
, pl. 21 (extrait)

       La majeure partie de l’album se prête à une lecture infradiégétique ; celle d’une version burlesque de l’album de voyage romantique rédigé par Plumet et publié par Aubert « sous titre de caricatures » (pl. 24). Le statut narratif du texte est par ailleurs rendu explicite à la fin de la planche 3, où il est annoncé que « Mr Plumet qui a dessiné un peu, et surtout la broderie, achète un album pour y jeter ses impressions - Par un hasard que l’on connaîtra plus tard, cet album fut édité par Aubert (...) la 1ère planche commence ci-après.. TSVP ». Avec cette annonce, nous pénétrons dans le niveau infradiégétique, qui se situe entre les pages de l’album que M. Plumet porte sous le bras dans le dessin qui accompagne cette légende. En effet, la suite de la narration est à la première personne avec des interventions occasionnelles d’une deuxième voix narrative - celle de l’illustrateur se présentant comme l’éditeur de l’album de M. Plumet - qui souligne les décalages criants entre le récit romantique que fait M. Plumet de ses aventures et la réalité bien plus prosaïque. À la planche 7, par exemple, M. Plumet fait le récit de sa rencontre avec un ours : « Voyant la mort de si près, je m’enhardis jusqu’à penser que j’étais perdu. ». Il doit sa survie à un aigle qui enlève l’ours. Les dessins, prétendument dus à la plume de M. Plumet lui-même, le montrent acculé par. une marmotte. Dans le coin inférieur droit se situe une note de l’éditeur qui précise de manière laconique : « Abusé par une imagination ou par une ignorance trop brillante Mr Plumet ayant vu une marmotte enlevée par une buse, a construit toute cette fatale histoire ».
       L’album comporte un certain nombre d’échos du modèle töpfférien qui révèlent l’influence de ce dernier. Citons la bourse amaigrie, clin d’œil à la bourse, personnage clé des Voyages en Zigzag de Töpffer, et l’image de M. Plumet pris dans la roue du moulin à eau (planche 4), écho du sort du Rival dans M. Vieux Bois. Toutefois, Doré fait preuve d’une inventivité graphique qui dépasse tout ce que Töpffer a pu imaginer. Doré multiplie les « performances ostentatoires » de manière à augmenter l’effet satirique de son œuvre. Les dessins révèlent une variété de procédés excentricisants qui laissent penser que Doré avait une compréhension instinctive du mode de fonctionnement de la bande dessinée et notamment du rôle des paramètres spatio-topiques et arthrologiques dans la construction du fil narratif. Il fait appel à une série de procédés artistiques qui subvertissent et hypertrophient ces paramètres, imposant des changements soudains de voix et de perspective narratives, de niveau diégétique, et rythmant l’album par la répétition de certains éléments qui jouent un rôle structurant analogue à celui du déplacement journalier dans le récit de voyage.
       Parmi les effets les plus visibles, plusieurs se trouvent sous le crayon de César Plumet lui-même. Ces dessins constituent l’album-souvenir dessiné par Plumet ; des éléments « réalistes » comme les fleurs séchées « scotchées » sur la page, sur laquelle Plumet a laissé choir quelques larmes (pl. 21), contribuent à établir le statut narratif de certaines planches comme une simulation de fac-similés directs du carnet de M. Plumet. Les dessins de passementerie inspirés par la nature alpestre et les calculs des dépenses (pl. 19) ont le même effet. Doré se sert du crayon naïf de Plumet pour créer des effets de décalage comique entre ses prétentions artistiques, nourries par des élans romantiques, et la réalité de son (maigre) talent. Ainsi, à la planche 10, Plumet va chercher l’inspiration au grand air pour dessiner un paysage ; Doré met en scène un croquis de deux sapins maigrelets, très en dessous des prétentions artistiques de Plumet (et du talent réel de Doré). Plumet barbouille ces croquis et attribue son manque de talent à l’impossibilité de capter l’odeur ineffable de la forêt (fig. 10). Doré répète cet effet à la planche 20 où Plumet produit un dessin magnifique, une imitation parodisante des gravures touristiques unissant tous les poncifs de « ce bienheureux Oberland Bernois, cet Eden de la vie pastorale où tout enchante, tout réjouit » ; malheureusement, « [s]on imagination étant fort usée pour la planche ci dessus », pour le dessin suivant il se trouve en panne d’inspiration, ne pouvant remplir l’espace que d’un effet uniforme de lavis gris (fig. 11).
       Si le texte est à la première personne, les dessins, eux, sont faits majoritairement d’un point de vue extérieur à M. Plumet qui devient lui-même personnage dans ce que les légendes donnent pour ses propres croquis. Ce décalage de point de vue narratif de la première à la troisième personne donne lieu à une subversion ironique entre légende et dessin comme dans la planche déjà décrite où Plumet se croit menacé par un ours. Ces dessins à la troisième personne compliquent le statut narratif de ces planches, d’autant plus que, comme Groensteen le signale, il n’y a aucune différence de style graphique entre les dessins attribués à Doré (les trois premières et la dernière planche) et ceux attribués directement à Plumet [14]. Doré ne se départit de ce décalage de points de vue qu’exceptionnellement. À la planche 10, par exemple, le point de vue narratif extérieur (premier croquis) cède la place à un point de vue intérieur (deuxième croquis, dans lequel Doré met en scène le manque de talent de Plumet en esquissant deux sapins dans un style volontairement simpliste). Ce changement de point de vue se détourne de la distanciation ironique des planches précédentes, qui problématise le statut narratif des dessins, afin de renforcer l’identification de cette planche à l’album de Plumet. Cette identification permet à Doré de créer un gag visuel mémorable en enchâssant un fragment du monde référentiel dans l’espace de la page, sous forme de l’empreinte du pied du Savoyard qui, « dans le feu du discours (...) se laisse glisser sur moi ; un pied porte sur l’album et ainsi le portrait se trouve signé de lui comme il me l’avait promis ». Dans le dernier dessin de la planche, nous quittons la mise en scène de la page de l’album de Plumet pour retrouver le point de vue extérieur dans un gros plan de M. Plumet, la joue marquée par l’empreinte de l’autre pied (fig. 12).
       La planche 21 est un exemple tout à fait semblable de cette pratique. Elle met en scène une page de l’album de Plumet, où il a esquissé des essais de passementerie et collé des fleurs séchées. La page est marquée par ses larmes : on devine un amour malheureux et sans doute fort romantique. Cependant, l’élément le plus frappant de la planche est sans aucun doute le museau de vache qui envahit le coin supérieur gauche, que la légende explique comme suit : « Tandis que je dessinais l’intérieur pittoresque de ce châlet [sic], une tendre vache vint par-derrière moi et lécha mon dessin ». Le gros plan du museau aux poils drus représente une intrusion du monde réel dans l’espace de la page, un effet de ridicule dans l’espace de l’imaginaire romantique que Plumet s’efforce de construire. Ce n’est pas par hasard que la « tendre vache » lèche un dessin où Plumet met en scène une vision idéalisée de la laitière suisse avec son costume national et ses nattes dans un chalet « pittoresque » où tous les ustensiles parfaitement rangés brillent de propreté (fig. 13).

 

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[14] T. Groensteen, « Les bandes dessinées de Gustave Doré », art. cit., p. 64.