Les Eigenschriften d’Irma Blank
le texte comme texture

- Giulia Lamoni
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Fig. 4. Irma Blank, Senza titolo

Une écriture du corps

 

       Les Eigenschriften impliquent le corps de l’artiste de façon totalisante. L’expulsion de la Langue du champ de l’écriture s’accompagne, en effet, d’une opération de déconditionnement du corps écrivant. Pour que le corps de l’artiste puisse participer librement à la création d’une nouvelle écriture, tout automatisme physique lié à la pratique de l’écriture alphabétique doit être déraciné. Cette opération suppose alors un processus de désapprentissage profond : le corps qui écrit est un corps soumis à une discipline très stricte, sur lui s’exerce un pouvoir institutionnel [21]. Comme le souligne Michel Thévoz dans Le Langage de la rupture (1978), « [...] il est indéniable que la gestualité graphique a fait l’objet d’une régulation et d’un refoulement progressif tout au long de l’Histoire » [22]. Mais ce serait une généralisation sans fondement que d’affirmer le conditionnement total du corps dans l’écriture. Au contraire, c’est l’irréductible singularité anatomique de chaque corps, ce sont les qualités propres à ses gestes et à leur rythme unique, qui garantissent une oscillation constante entre deux pôles, celui de l’écriture comme pratique collective, instituée socialement, et celui de l’écriture comme pratique personnelle, originelle et autographique. Rosemary Sassoon le remarque bien en ce qui concerne l’écriture des enfants :

 

       Individuellement, écrit-elle, l’écriture manuelle reflète en partie ce que les enfants ont appris (ou pas appris) et en partie ce qu’ils sont. Collectivement, l’écriture a reflété la politique éducationnelle et l’histoire sociale d’une certaine époque [23].

 

       Le projet des Eigenschriften d’Irma Blank comporte l’élimination du premier pôle, celui d’une pratique de l’écriture socialement définie et contrôlée, au profit d’une graphie qui ne doit être qu’une « autographie », marque exclusive de la subjectivité du scripteur. Afin de se libérer des automatismes de l’écriture alphabétique, l’artiste entreprend alors un parcours à rebours, à la recherche d’un geste graphique originel qui soit, selon ses propres mots, « [...] une récupération de l’écriture avant toute codification » [24]. Cette exploration de la genèse de l’acte graphique - que cela constitue une enfance de l’écriture au sens historique ou bien une écriture de l’enfance - exprime la volonté ferme d’un retour en arrière, le désir de « redevenir illettré ». Il s’agit naturellement d’une régression calculée qui pourrait être également une fuite en avant, vers une écriture de la fin, écriture d’une civilisation perdue dont les signes seraient à jamais indéchiffrables. Peu importe leur direction, ce qui intéresse Irma Blank est le moment où ces deux mouvements, l’un régressif et l’autre progressif, se rencontrent. Au point de croisement de ces deux lignes de tension, l’écriture n’est pas encore acquise ou déjà perdue, oubliée. C’est là, précisément, que le geste matriciel de la graphie peut être réalisé.
       Pourtant, ce geste matriciel, dont chaque page des Eigenschriften présente une variation, ne s’oppose pas de façon dialectique aux gestes réglés que demande l’écriture alphabétique, il en constitue, au contraire, une simplification. Il naît, plutôt, comme dans le cas de l’écriture alphabétique, de l’articulation de mouvements cursifs, déterminant la progression linéaire de la graphie, et de mouvements inscripteurs, qui réalisent les variations du ductus (fig. 4). Or, dans les Eigenschriften, les mouvements d’inscription sont réduits à des mouvements de va-et-vient, produisant des séries de traits plus ou moins verticaux ou des tracés en zigzag, tandis que les mouvements rotatifs sont presque totalement exclus. Le ductus de ces graphies ne décrit que très rarement des courbes et jamais des boucles.
       L’écart profond qui se creuse entre l’écriture alphabétique et les graphies d’Irma Blank réside alors, principalement, dans le fait que ces dernières confèrent au geste la primauté absolue sur la forme. En effet, dans les Eigenschriften, les mouvements du scripteur ne sont plus subordonnés à la production de signes codés, lisibles, mais la graphie a la fonction de documenter, en les « excrivant », les gestes accomplis par l’artiste. Ces œuvres visent donc, avant tout, à restituer les mouvements du corps qui écrit, en graphiant leur rythme unique au moment même de la performance. La simplification gestuelle s’accompagne, paradoxalement, d’une opération d’intensification de l’effort physique dans la réalisation des graphies et, par conséquent, d’une mise en jeu accrue du corps écrivant.
       Les lignes de graphie se multiplient dans l’espace de la page, la taille des signes est très réduite, et la densité scripturale, ainsi que les formats des surfaces d’inscription, augmentent considérablement. Tous ces facteurs contribuent à faire de la réalisation des Eigenschriften une opération laborieuse : il s’agit d’un travail long et minutieux qui demande un remarquable effort d’accomplissement. D’autant plus que, dans de nombreuses œuvres, le flux des graphies est continu, ce qui implique un travail d’inscription ininterrompu. Par cette implication paroxystique du corps dans le processus de la graphie, Irma Blank fait de celle-ci une action totale. Elle affirme ainsi que l’écriture n’est pas seulement une question de contenu, mais aussi de travail corporel. Si les automatismes de l’écriture alphabétique et ensuite l’imprimé ont relégué le corps du scripteur dans l’ombre, Irma Blank entend faire de ses Eigenschriften des écritures dans lesquelles la dimension corporelle émerge enfin comme une donnée essentielle de la subjectivité et comme porteuse de sens.

 

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[21] Voir M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2006, p. 161 et p. 178.
[22] M. Thévoz, Le Langage de la rupture, Paris, P.U.F., 1978, p. 84.
[23] R. Sassoon, Handwriting. A new Perspective, Cheltenham, Stanley Thornes Publishers, 1990, p. 4. Notre traduction.
[24] I. Blank, « Scrittura vuota », dans Le Arti, n° 10/11/12, Milan, 1975, p. 45.