Célébration de la lecture de Colette Nys-Mazure
Peindre la lecture, lire la peinture

- Nausicaa Dewez
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Fig. 1. Colette Nys-Masure, Célébration de
la lecture
, p. 3

       Les livres conjoignant texte et image octroient rarement une importance égale à l’un et à l’autre : ils consacrent généralement le primat du texte, l’image étant cantonnée au statut d’illustration [1]. Chacun de ces ouvrages mixtes invente toutefois des modalités propres et singulières d’exploration de la relation texte / image. Tel est le cas de Célébration de la lecture, de Colette Nys-Mazure [2], qui rassemble peinture et littérature autour du thème de la lecture : textes et tableaux se confortent mutuellement pour inviter le lecteur à la lecture.

 

Plusieurs artistes, une seule auteure

 

       L’ouvrage se compose de soixante-quinze reproductions en couleurs d’œuvres picturales (du Moyen Âge au XXe siècle) représentant des scènes de lecture. À chacune de ces reproductions, l’écrivaine belge consacre un court texte en prose poétique. Chaque couple ainsi formé est disposé en vis-à-vis, sur une double page. Texte et image y occupent chacun tantôt la première place, tantôt la seconde (selon un ordre de lecture de gauche à droite), suivant une alternance stricte. Certaines peintures dépassent les limites de leur page et occupent dès lors un espace plus vaste que le texte, mais la frontière reste toujours nette entre les deux, qui se présentent côte à côte sans jamais se mélanger.
       La relation in praesentia instaurée entre texte et image dans Célébration de la lecture conteste, à première vue, l’assujettissement de l’image au texte, habituel dans les livres illustrés. En effet, alors que l’illustration est, en général, chronologiquement et hiérarchiquement seconde » [3] par rapport au texte, le livre de Nys-Mazure présente au contraire des textes inspirés par des tableaux qui leur préexistent : la peinture est première (dans les deux sens du terme) ; les mots lui apportent une glose. La présence et l’excellente qualité des reproductions des tableaux permettent toutefois de rétablir l’équilibre au sein du couple, car elles dispensent l’écrivaine d’une description minutieuse et servile des œuvres picturales. Puisque les lecteurs voient eux-mêmes l’image dont il est question, le texte peut s’émanciper de son référent et l’auteure faire œuvre artistique. Cette égalité de statut conforte l’impression visuelle laissée par l’occupation - égalitaire, elle aussi - de l’espace.
       Cette neutralisation de la hiérarchie est cependant mise à mal dès lors que texte et image sont rassemblés dans un livre, pourvu de surcroît d’un paratexte abondant. Pour Gérard Genette, livre et paratexte sont intimement liés, puisqu’il définit le second comme « ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public » [4]. L’empreinte de l’écrivaine est, dans le cas de Célébration, omniprésente dans le paratexte, mais celui-ci, parce qu’il fait « appel à la fonction métalinguistique, qui (...) est distinctive du langage verbal » [5], se situe de toute façon toujours du côté de l’écrit, créant de fait un déséquilibre entre texte et image au sein du livre.
       Par le biais de la signature tout d’abord : seul le nom de Nys-Mazure apparaît sur la couverture et sur la page de garde (fig. 1). Rassemblant les œuvres d’une seule écrivaine et celles de nombreux peintres (presque aussi nombreux que les tableaux reproduits), le livre ne confère cependant le statut d’auteur qu’à la première. À l’intérieur de l’ouvrage, cette inégalité se traduit par la présence, à côté de chaque tableau, d’une étiquette mentionnant le nom de l’artiste - et redoublant sa signature, lorsque celle-ci est visible dans le tableau [6] -, tandis que la signature de Nys-Mazure n’est pas apposée au bas des textes qui font face aux œuvres picturales : l’écrivaine apparaît dès lors comme l’auteure par défaut, tandis que l’auctorialité des peintres prend valeur d’exception.
       L’auctorialité de l’écrivaine recouvre en fait deux rôles distincts. En ce qui concerne les textes, elle signale, classiquement, que l’écrivaine les a imaginés et composés. Pour les images, par contre, son auctorialité n’est plus de création, mais de compilation. Le rôle de l’écrivaine est ici similaire à celui de l’auteur d’une anthologie, lequel n’écrit pas les textes qui la compose, mais signe le livre comme sien, car il est seul responsable des œuvres retenues et de l’organisation du recueil. Nys-Mazure assoit d’ailleurs son au(c)tori(ali)té sur Célébration par l’ordre de succession des tableaux. Elle y affirme en effet la souveraine liberté de son choix, en indiquant que les œuvres sont « reliées arbitrairement selon une logique qui s’impose à [elle] » [7]. Quant aux peintres, ils n’ont nullement participé à l’élaboration du livre, la plupart appartiennent d’ailleurs à des siècles révolus.
       La mainmise de l’écrivaine sur le livre est d’autant plus claire que le titre fait écho à l’un de ses ouvrages précédemment publiés, Célébration du quotidien [8]. Dans cette méditation poétique et autobiographique, Nys-Mazure évoque en outre sa passion pour les peintures représentant des scènes de lecture :

 

       Aujourd’hui, je collectionne les reproductions de tableaux présentant un lecteur, une liseuse et toujours me requièrent ces visages clos sur leur plaisir attentif. Solitaires dans un jardin ou sur une marche d’escalier, entre les érudits d’une bibliothèque, à une terrasse de café ; visages tendus vers le journal, la lettre tragique ou éclairés du dedans par le livre fabuleux, le billet d’amour ; jamais vides ni veules [9].

 

       Célébration de la lecture peut se lire comme le développement de ce passage de Célébration du quotidien, la concrétisation éditoriale de l’une des passions de Nys-Mazure.
       Face à cette omniprésence de l’écrivaine et malgré la place importante accordée à la peinture dans l’ouvrage, le statut de la contribution des peintres est, du point de vue de l’auctorialité, proche de celui de la citation [10] : l’auteure « greffe » dans son livre un « corps étranger » - étranger « parce qu’[il] ne [lui] appartient pas en propre, parce qu’[elle se] l’approprie » [11]. Les tableaux inspirent, étayent et illustrent tout à la fois son propos, sans que leurs auteurs accèdent au statut de co-auteurs du livre.
       Significativement, Célébration s’ouvre sur une double page composée, à gauche, d’une citation de Michel de Certeau faisant office d’exergue et à droite, d’un bref texte de Nys-Mazure développant le propos de Certeau [12]. Ces mots sont les seuls sous lesquels l’auteure appose sa signature à l’intérieur du livre : son nom apparaît ainsi à l’entame du volume, comme pour assumer et revendiquer sa démarche, au moment précis où elle l’explique à ses lecteurs. Dès les premières pages du livre, le paratexte propose donc un couple citation / écrit de Nys-Mazure qui préfigure la relation image / texte explorée dans la suite du volume - préfiguration à la fois formelle (la présentation est similaire) et thématique (il n’est question que de lecture).

 

>suite
[1] Pour une étude de la prépondérance du texte sur l’image et de sa contestation, voir notamment J.-L. Tilleuil, « Comment aborder l’étude du couple texte-image ? Épistémologie et sociopragmatique d’une relation problématique », dans Théories et lectures de la relation texte-image, sous la direction de J.-L. Tilleuil, Cortil-Wodon, EME, 2005, pp. 61-118.
[2] C. Nys-Mazure, Célébration de la lecture, Bruxelles, La Renaissance du livre, « Références », 2005.
[3] D. Bergez, Littérature et peinture, Paris, Armand Colin, 2004, p. 126.
[4] G. Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1982, p. 7.
[5] B. Vouilloux, Langages de l’art & relations transesthétiques, Paris, L’Éclat, « Tiré à part », 1997, p. 76.
[6] Cette étiquette (indiquant le titre du tableau, son auteur, sa date de réalisation et son lieu de conservation) se trouve généralement sur la même page que le texte de Nys-Mazure. Avec elle, le paratexte du tableau - ajouté, dans ce cas, par l’écrivaine - fait irruption dans l’espace dévolu au texte. Symétriquement, la signature du peintre marque une intrusion du lisible dans le visible du tableau : si elle « peut entrer dans le répertoire des Seuils dont parle Genette au titre de frontière, de limen, limite et cadre, elle entre en peinture dans le corps même de l’œuvre, dans le tissu même de sa réalisation » (A. Vincens-Villepreux, Écritures de la peinture. Pour une étude de l’œuvre de la signature, Paris, PUF, « Écriture », 1994, p. VII).
[7] C. Nys-Mazure, Célébration de la lecture, op. cit., p. 5.
[8] C. Nys-Mazure, Célébration du quotidien, préface de G. Ringlet, Paris, Desclée de Brouwer, « Littérature ouverte », 1997.
[9] Ibid., p. 124.
[10] Gérard Genette montre que, appliqué à la peinture, le terme « citation » ne saurait s’entendre littéralement, « car au sens propre, citer signifie contenir  : (...) citer, c’est contenir ce que l’on dénote et réciproquement. (...) Mais un tableau, qui peut certes dénoter (“représenter”) en son sein un autre tableau, ne saurait littéralement le contenir - sauf collage » (« Le Regard d’Olympia », dans Mimesis et semiosis. Littérature et représentation. Miscellanées offertes à Henri Mitterand, sous la direction de Ph. Hamon et J.-L. Leduc-Adine, Paris, Nathan, 1992, p. 478. Genette souligne).
[11] A. Compagnon, La Seconde Main, ou le travail de la citation, Paris, Le Seuil, « Poétique », 1979, p. 31.
[12] C. Nys-Mazure, Célébration de la lecture, op. cit., pp. 4-5.