Cinégraphie, ou la marge à dérouler
-Christophe Wall-Romana
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Théorie de la marge cinégraphique

 

       Maurice Merleau-Ponty, le premier après Mallarmé, a explicitement établi une correspondance entre la marge du texte et le cinéma. Dans La Prose du monde, à propos de la colère meurtrière qui anime Julien Sorel vis-à-vis de Mme de Rênal, Merleau-Ponty écrit (peut-être après avoir visionné l’adaptation de 1954 avec Gérard Philippe et Danielle Darrieux) :

 

La volonté de mort, elle n’est nulle part dans les mots, elle est entre eux, dans les creux d’espace, de temps, de significations qu’ils délimitent, comme [la volonté] de mouvement au cinéma est entre les images immobiles qui se suivent, ou comme les lettres, dans certaines réclames, sont moins faites par quelques traits noirs que par les plages blanches, mais pleines de sens, vibrantes de vecteurs et aussi denses que le marbre [...] [32].

 

       La prose du monde, pour Merleau-Ponty, est une écriture désormais animée par l’espace vectoriel de l’image cinématographique, de la même manière que l’invisibilité de la parole ne peut se saisir que par le biais de ce qu’il nomme un « entrelacs » avec le visible. Dans les débats de ce qu’on a convenu d’appeler le postmodernisme, j’aimerais proposer que le grand choc entre le langage et l’image - la phanologomachie qui caractérise encore notre extrême-contemporain - a eu comme intermédiaire épistémologique le long échange entre la cinégraphie de la marge textuelle et les cinégraphies de l’écran. La poétique et la théorie des années 50 et 60 notamment semblent profondément cinégraphiques - depuis le Lettrisme d’Isou et Lemaître (tous les deux écrivains et cinéastes) et leurs notions d’art « hypergraphique » et « métagraphique » ; « l’écriture blanche » de Barthes (transposant la poésie visuelle donc blanche vers la fiction) ; la « politique des auteurs » de Truffaut s’insurgeant contre certaines pratiques d’adaptation des textes à l’écran ; le Situationnisme écrit et filmé de Debord (associé d’abord à Isou) ; le Spatialisme de Garnier (qui comprend explicitement « le poème cinétique » p. 123) ; jusqu’au positionnement culturel de Jean Cayrol au croisement du cinéma, de la poésie et de l’édition (Le Seuil), et au renouveau du ciné-roman par Robbe-Grillet [33].

       La densité vectorielle et minérale du blanc cinégraphique de la page se trouve déjà, assez étonnement, chez Pierre Reverdy, lorsqu’il met en contraste en 1938 deux grands types d’œuvres poétiques. Les premières, écrit-il, sont comparables à des bombes, chacune cherchant à « percer son trou dans le présent » (p. 112) afin d’y ouvrir une place pour le poète. Dans le contexte de Guernica et des bombardements de civils par la Luftwaffe, on peut associer cette poétique à une rhétorique de la terreur. Le second type de poèmes est néanmoins lui aussi qualifié de « bombe » mais « à retardement », ce qui complique cette métaphore :

 

[...] bref des œuvres qui comportassent entre leurs éléments constitutifs visibles, assez de marge pour que les générations suivantes puissent y venir déposer, sans jamais affaiblir ni profondément altérer la pureté et la valeur de leur originelle structure, autant et même plus de substance qu’elles pouvaient en extraire elles-mêmes (ibid.).

 

Cette métaphore filée se défile ou se défigure de manière assez remarquable. De bombe, l’œuvre passe à un poème visuel mallarméen dont les blancs et les marges portent en encre sympathique les poèmes qui écloront au futur. Ce sont les marges de la poésie qui écrivent son avenir. Mais une autre image se dessine aussitôt : celle d’une sorte de squelette ou de charpente. Dans ses notes pour le Livre, Mallarmé écrit que « l’armature intellectuelle du / poème, se dissimule et - a lieu - tient dans l’espace qui / isole les strophes et / parmi le blanc du papier » (p. 2). L’armature mallarméenne et la structure reverdienne sont donc assez similaires. Pourtant Reverdy glisse vers une troisième image, une sorte d’auto-sécrétion paradoxale de minerai d’extraction - une nacre qui rappellerait le « marbre » de Merleau-Ponty et le blanc perlé d’Hillel-Erlanger - et dont la nature foncière est l’intersubjectivité. Seul l’apport du poète à venir complète le poème visuel - qui donc n’est pas complet, ou n’a pas vraiment « lieu » tout seul, n’a pas vraiment de présent, est donc essentiellement vecteur ou forme cinétique.

       La cinégraphie de la marge a donc partie liée avec le supplément de Derrida - élément inessentiel mais pourtant essentiel ; blanc qui est vide mais pourtant plein ; poème que ses marges diffèrent en un futur antérieur. Elle a également à voir avec la diachronie de Lévinas - l’ouverture temporelle du moi vers l’autre, qui est aussi l’ouverture à la lecture, travail éthique du Dire de l’autre sous le Dit du texte donné. Elle reprend de plus des notions comme « le renversement » défini par Lyotard dans Discours, figure comme le passage soudain du concept et de l’écrit au domaine du sensoriel et de l’objet perçu - exemplifié, encore une fois, par le Coup de dés de Mallarmé. Sans proposer que la cinégraphie représente l’unique fondation épistémologique du post-structuralisme, on pourrait avancer cependant qu’elle en partage les enjeux principaux en révélant un nouvel ordre de représentation passant par la constitution matérielle du sens et du langage, et par le nécessaire décentrement du sujet qui s’émarge et s’émeut vers l’autre.

       Pour conclure ces remarques encore sommaires sur le fonctionnement de la cinégraphie, je voudrais suggérer qu’a lieu en ce moment une étonnante fausse et vraie disparition, conjointement, du cinéma et de l’espace de la marge, que ce dernier soit textuel ou social. Fausse disparition car le cinéma et le livre, tous deux vigoureusement industrialisés, survivent en forces médiatiques plus redoutables et plus redoutablement alliées que jamais. Vraie disparition, car l’hypertextualité de la page sur internet tout comme la zone fonctionnelle limitée des écrans numériques effacent la possibilité même de marge. Fausse disparition car la structure du texte numérique permet le suivi automatique de versions différentes existant en strates virtuelles sous la version finale du document, strates qui, avec la possibilité d’insérer du texte n’importe où dans un document, correspondent alors aux deux fonctionnalités des fameuses « paperolles » de Proust : augmentation du texte et ajout dans ses marges. Vraie disparition, enfin, car la notion sociale de marge - que les dictionnaires semblent fixer au début du XIXe siècle - va de pair avec la notion de classe qui se développe au même moment, et que l’idéologie de la globalisation semble vouloir à tout prix rendre caduque. Or, sans classe, sans marge, comment se réclamer d’une avant-garde, comment prétendre que la cinégraphie puisse continuer de mener un travail à la fois créatif, critique et éthique (politique) en outrepassant les limites ? C’est sans doute à cette question que les écrivains et artistes qui ouvrent cinégraphiquement aujourd’hui doivent apporter une réponse.

 

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[32] Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, pp. 123-124.
[33] Comme le montrent Odette et Alain Virmaux, Un genre nouveau, le ciné-roman, Paris, Edilig, 1983, le ciné-roman caractérise les années 20 : dans les années 60 c’est plutôt un genre rétro. Les théoriciens du postmodernisme comme Lyotard et Jameson ont peu ou prou pris la cinégraphie en compte.