Fig. 1. Dessin du duc de Bourgogne
dans le manuscrit des Dialogues des morts de Fénelon
Fin 1800, Jean-Jacques Émery, neuvième Supérieur du Séminaire et de la Compagnie de Saint-Sulpice, s’entend avec M. de
Bausset, évêque d’Alais, pour acquérir contre 2400 francs un ensemble de manuscrits de Fénelon que mettait en vente son héritier, le Marquis de Fénelon,
mais que l’État ne souhaitait pas acheter. Les documents devaient servir à une édition des Œuvres de Fénelon, après celle récente, en 9
volumes, réalisée par l’abbé Gallard et le Père de Querbeuf et parue en 1787 chez le libraire François-Ambroise Didot à Paris. Après un examen
attentif des manuscrits, il était même venu à l’idée de M. Éméry et de M. de Bausset de composer une nouvelle Vie de Fénelon
[2].
Parmi les manuscrits aujourd’hui conservés à la Bibliothèque de Saint-Sulpice, figure un cahier (pièce 2025) où
Fénelon a recopié de sa main un choix de ses Dialogues des morts. Certainement composés entre 1692 et 1695, ces dialogues ont été imaginés pour le
préceptorat du duc de Bourgogne commencé en août 1689. Leur publication fut tardive. L’édition du premier ensemble important ne date que de 1712, l’année
de la mort du duc de Bourgogne, et trois ans avant celle de Fénelon, au moment où le vieux précepteur a la certitude définitive qu’aucun de ses projets politiques ne
verra le jour pour corriger la raideur absolutiste.
Les Dialogues des morts, grande suite baroque, peuvent se lire comme une œuvre de la désillusion. Quand ils furent écrits,
Fénelon voulait, pour l’en préserver, mettre sous les yeux de son jeune élève la chimère du pouvoir et de la grandeur, et tout simplement la misère
des hommes dont aucun roi ne saurait s’excepter :
Vous vouliez de l’autorité et de la gloire, déclare ainsi Rémus à son frère Romulus. L’autorité n’a fait que passer dans vos mains ; elle vous a échappé comme un songe [3].
À partir de ce constat sur la vanité du politique, retrouvant les accents de l’ Écclésiaste, Fénelon entendait par contraste encourager le futur roi, alors âgé d’une dizaine d’années [4], à l’humilité, à la sagesse et à la clairvoyance, selon lui les plus hautes vertus royales. Aussi peut-on retenir, parmi les insistants appels de Mentor à son jeune disciple Télémaque, avatar fictif du véritable enfant de roi, cette déclaration où résonne tout un projet d’être en même temps qu’une vision politique :
[...] soutiens-toi dans le sentier rude et âpre de la vertu par la vue de l’avenir. Prépare-toi, par des moeurs pures et par l’amour de la justice, une place dans cet heureux séjour de la paix [5].
Parus si tardivement comme un « hélas ! » de tragédie, les Dialogues des morts, qui font converser des ombres
célèbres pour éclairer un prince, ferment un monde disparu et le drapent de son linceul. En tirant du grec Lucien un modèle, et avant Fontenelle
[6], l’ouvrage participe d’un double projet de mémoire et de savoir, sous la forme littéraire de saynètes variées et
animées de dialogues « insinuants », pour reprendre le propre adjectif de Fénelon : faire apprendre au duc de Bourgogne des éléments de
mythologie et d’Histoire, ancienne ou moderne ; lui inculquer des principes moraux et politiques dans la tradition, revisitée ici sous une autre formule générique,
des Miroirs des princes, ces ouvrages qui depuis le IXe siècle ont cherché à codifier le métier de roi en lui rappelant, par des conseils et des exemples, ses devoirs
éthiques tout autant que religieux.
Au feuillet 94 du manuscrit de Saint-Sulpice, alors que s’achève pour la lecture la transcription par Fénelon du dialogue entre Pompée
et César (le trente-sixième du cahier), et avant celui entre Cicéron et Auguste, un petit dessin d’une dizaine de centimètres vient s’intercaler sur la page
(fig. 1). Il s’affiche entre le texte finissant et la grande marge inférieure du papier, et il mord apparemment sur les deux,
aux marges de l’un et de l’autre (fig. 2). On le croit à la lisière du texte d’encre, puisqu’il
relie sa propre marge interne (son « infra-marge » où les lignes du paragraphe se terminent et viennent mourir) et sa marge externe
(son « extra-marge » où le blanc a remplacé la parole encrée). Mais il se tient aussi à la marge de la marge blanche qui comble (ou vide)
l’espace avant le nouveau dialogue : il en attache la marge interne (cette zone où la blancheur vient au contact de l’encre) avec sa « marge » externe
qui n’est autre que l’aire d’écriture elle-même (c’est-à-dire finalement le centre de la page, même si le texte n’en comble qu’un tiers
à peu près).