Les Années Super 8, des mots aux images
S’annuleront subitement les milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde, fait battre le cœur et mouiller le sexe [41].
Dans Les Années Super 8, présenté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 2022, l’image et la parole dite se donnent rendez-vous. Le film est un long-métrage documentaire, résultat d’un projet commun, initié par son fils David Ernaux-Briot ; le cadre et la photographie sont réalisés par Philippe Ernaux. Le texte qui accompagne les images filmées a été écrit par Ernaux pendant le confinement. Dans ce projet créatif, le film devient plus convaincant que la photographie, il est plus riche en détails, plus accompli grâce aux images et à la voix off de l’écrivaine. La phrase énoncée au début du film : « Filmer ce que jamais on ne verra deux fois » [42] montre l’urgence de fixer la mémoire de l’époque dans les cadres du film. Dans Les Années Super 8, il y a deux réalités qui se superposent et s’autodéterminent : la femme, l’écrivaine, son histoire intime et familiale d’un côté, et la grande Histoire, de la France mais aussi celle du monde entier, décelées à partir des voyages familiaux et officiels en accompagnant son mari, de l’autre. Le film retrace le trajet social d’Ernaux situé entre deux bornes socioculturelles incarnées par sa mère, le point de départ, et par son mari, le point d’arrivée. Entre elles, la vie et l’écriture, et le film qui en témoigne depuis « les images rapportées » d’une époque qui n’existe plus. La mère illustre les origines sociales d’Ernaux, tandis que l’époux représente le monde bourgeois auquel elle accède par la transgression socioculturelle. La mère et l’époux incarnent les bornes du passage d’un monde à l’autre, du parcours socioculturel d’une femme dans les années 1970. Le rôle du film est de cartographier les traces des choses de la vie et les belles images qui en témoignent [43]. Elle, l’écrivaine, la femme qui se cherche, c’est « l’élément mal intégré dans une famille où les femmes sont destinées à la maison (au foyer) ». Une présence qui annonce dès lors une destinée différente qui se distingue de la grande masse des femmes dont la vie se dessine autour la famille, et selon les préceptes socioculturels et éthiques de l’époque. C’est une fresque de la condition universelle de la femme du milieu du XXe siècle, avec ses limites et enjeux, à laquelle l’écrivaine échappe par l’intermédiaire de sa création.
« Filmer ce que nous ne verrons plus deux fois » devient un programme assumé en toute complicité par la famille Ernaux. L’histoire, le collectif constitue l’arrière-plan de l’intime, de la vie de famille d’une part et de celle de l’écrivaine, de l’autre. Le récit des grands événements historiques est rythmé par l’évocation de sa vie secrète et clandestine d’écrivaine, par les allusions à ses manuscrits et les sorties de ses livres : Les Armoires vides (1974), Ce qu’ils disent ou rien (1978), La Femme gelée (1980). Derrière les images qui décrivent la vie en couple, la femme au foyer, « la nourrisseuse », « l’intendante », il y a une autre réalité : celle des après-midis où l’écrivaine écrit en secret son premier roman qui raconte « une culture qui [la] sépare ». « La nécessité de regrouper dans un roman violent tous les événements de sa vie », événements qui racontent ses origines populaires, est l’élément déclencheur du processus créatif, celui qui instaure l’écriture. La trace romanesque infuse le récit oral ernalien et accompagne le processus créatif : Paul Nizan, Camus, Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, Ismaïl Kadaré, etc. La trace écrite représente le passage de la « révélation » offerte par la lecture à la « référence » [44] aux textes dans la construction de l’identité narrative. Et tout cela s’accomplit à travers et par l’intermédiaire de l’écriture. La dimension révélatrice de la lecture est illustrée dans les lignes suivantes :
Il y a seulement des livres qui bouleversent, ouvrent des pensées, des rêves ou des désirs, accompagnent, donnent envie d’écrire soi-même parfois. Les Confessions de Rousseau, Madame Bovary, A la recherche du temps perdu, Nadja, Le Procès de Kafka, Les Choses de Perec, ont perdu depuis longtemps leur étiquette, si tant est qu’ils en aient eu une [45].
Ces rencontres revêtent la forme des « plus belles découvertes, celles qui me suivent, qui m’arrachent à moi, dissolvent complètement mon entourage, c’est dans les livres de lecture, de vocabulaire et de grammaire que je les fais » [46].
En outre, ses textes sont traversés par les métatextes et les discours d’escorte qui tissent dans sa création un réseau de filiations culturelles, mettant en lumière les intérêts littéraires de l’écrivaine et son inscription dans une chaîne générationnelle universelle : « Par toute ces filiations explicitées – ou non – Annie Ernaux semble s’inscrire dans une volonté d’appartenance au monde littéraire, dans une certaine généalogie, peut-être » [47].
Le récit filmique évoque les moments phares de sa vie intime voire les ruptures, et l’expression « [j]e suis de trop dans sa vie » illustre la séparation de son mari, le passage de l’autre côté de la borne d’arrivée. Il est essentiel car « il fallait des mots pour donner de vie à ce film muet », selon l’écrivaine, afin de retrouver « la lumière dorée de l’été indien » en faisant allusion à la chanson de Joe Dassin. La caméra surprend « le temps et la durée de la vie », et filmer représentait pour le couple « sinon une façon d’intervenir dans le monde, au moins de le filmer ». Il y a dans la voix off d’Ernaux le même souci d’objectivation, de raconter d’une manière factuelle les événements par la technique de la déconstruction autant de la femme qu’elle découvre dans ces images, que de tous les actants, personnes appartenant à sa famille ou encore des personnes inconnues filmées lors de leurs voyages. C’est le dire depuis « elle » mais aussi depuis « nous », tout en montrant une certaine complicité dans l’expression « nous, les femmes aux avant-postes du temps », entre elle et sa mère. En outre, le constat « j’étais la femme de l’image, (…) ça a été moi, c’était nous, (…) un horizon lointain, (…) ce contexte familial qui est devenu le mien » évoque l’écart qui a toujours existé entre elle, la femme, l’écrivaine, et les autres (enfants, mari, mère). Il s’agit aussi d’une distanciation nécessaire, d’une approche objective selon les mots de l’écrivaine, car le temps du film n’est plus le sien.
[41] Ibid., p. 930.
[42] Annie Ernaux dans Les Années Super 8, Les Films Pelléas, France, 2022. Les citations suivantes, lorsqu’elles ne sont pas référencées, sont toutes extraites des Années Super 8.
[43] Voir les objets et les habitudes qui classent les actants du récit parmi la bourgeoisie : les films de Noël, les voyages, l’intérieur de leur maison (un guéridon, une lampe, un fauteuil, etc.).
[44] Ce concept est compris en lien avec la pensée ricœurienne qui, selon Jean-Marc Tétaz, vise « la question du mode d’être spécifique du soi [qui] apparaît ainsi comme la forme que prend ce questionnement ontologique quand les ressources de l’analyse de la langue et du texte sont appliquées à la question du soi. Comme dans La métaphore vive, l’accès à la question ontologique passe, dans Soi-même comme un autre, par l’attention portée à la façon dont le langage narratif fait référence, c’est-à-dire au mode de référence mis en œuvre par le récit. La pointe de la position défendue par Ricœur depuis Temps été récit consiste en effet à trouver la clé de ce monde de référence dans la compréhension par laquelle le lecteur applique à soi et à son monde le texte qu’il lit. Car c’est par le truchement de la lecture que le monde signifié par le texte est vu autrement, et gagne ainsi cette intelligibilité qui lui faisait jusqu’alors défaut. Or, dans le cas du récit, ce monde, c’est le monde de la praxis humaine ». (« L'identité narrative comme théorie de la subjectivité pratique. Un essai de reconstruction de la conception de Paul Ricœur », Etudes théologiques et religieuses, tome 89, n° 4, 2014, p. 472).
[45] Annie Ernaux, L’Ecriture comme un couteau, Op. cit., p. 52.
[46] Annie Ernaux, Les Armoires vides, dans Ecrire la vie, Paris, Gallimard, « Quarto », p. 146.
[47] Jean-Pierre Carron, Ecriture et identité. Pour une poétique de l’autobiographie, Op. cit., p. 35.