Mais que représente exactement cette scène ? Voici la description qu’en donne Pascal Quignard : « L’Amour tient encore dans sa petite main gauche, avec dégoût, le masque qu’il a ôté à l’instant du visage du ministre de l’empereur Néron. De la main droite, il montre les traits réels et hideux du visage de Sénèque » [5]. En fait, c’est à nous de reconstruire l’histoire. Rien ne prouve absolument que le masque était porté par Sénèque. Mais plusieurs autres signes nous autorisent à le penser. Car d’autres éléments de la gravure font incontestablement partie des dépouilles de Sénèque. Les livres sur le sol ne peuvent qu’évoquer les productions du grand philosophe. En posant négligemment le pied sur les écrits de Sénèque, le petit Amour manifeste le cas qu’il en fait. Il les piétine. Un autre indice essentiel est la couronne de laurier, dont on peut imaginer qu’elle ornait précédemment le buste du grand homme. Elle lui aurait donc été arrachée. Isabelle Chariatte évoque plusieurs représentations où le putto se charge d’apporter une couronne de laurier : le frontispice de l’édition de 1642 des œuvres d’Horace – gravure de Claude Mellan d’après un dessin de Poussin [6] (fig. 3) ; et surtout le célèbre tableau du même Poussin, L’Inspiration du Poète (fig. 4), où un angelot portant dans chaque main une couronne de laurier s’apprête à en déposer une sur la tête du poète. Avec le frontispice des Maximes, nous avons donc affaire à un putto insolite et aux fonctions inversées. Il retire ce que ses congénères ont coutume d’offrir. Toute sa conduite prête ainsi à interrogation. Acceptons temporairement la description d’Isabelle Chariatte, à laquelle nous apporterons bientôt les indispensables compléments : « Il pointe ses doigts vers Sénèque, tient un masque, une couronne de laurier ainsi qu’un rouleau de papier dans sa main gauche, sourit de façon malicieuse vers le spectateur et pose son pied gauche sur deux livres » [7]. La question du « rouleau de papier » reste au demeurant indécise. Si l’on confronte ce détail avec d’autres représentations similaires – gravures, monnaies, médailles –, il y aurait plutôt lieu de penser à un ruban, appartenant à la couronne et qui sert à la tenir. Le masque, quant à lui, est coincé entre la cuisse du putto et le piédestal.
Mais il faut en venir à l’objet essentiel – du moins quand on se préoccupe des effets de cadrage : l’inscription latine. Elle se réduit à deux mots – Quid vetat –, lesquels sont une citation du poète Horace, ou plutôt une bribe de citation. Ils forment la conclusion de deux vers célèbres, tirés de la première de ses satires [8]. Deux éléments d’importance, quoique très allusifs, s’ajoutent ainsi à ceux dont nous disposions : une nouvelle figure de l’Antiquité et un vers passé en maxime. L’un et l’autre ne sont que suggérés et requièrent du spectateur une certaine culture, mais leur identification – on va le voir – est absolument indispensable à l’interprétation de la gravure. Considérons successivement le poète et ses propos.
Retrouver Horace en face de Sénèque n’a rien qui doive nous surprendre. C’est reconstituer la grande opposition topique entre les deux sagesses rivales de l’Antiquité : stoïcisme et épicurisme. Le représentant poétique de l’épicurisme s’invite discrètement dans notre gravure face au philosophe patenté du stoïcisme, à l’auteur des lettres à Lucilius, au conseiller des princes, grande incarnation du sage dans la cité. Ce dernier est bien la cible du dispositif ; il n’est pas question que le spectateur puisse manquer à l’identifier. On comprend que, dans le premier état de la gravure (fig. 2 ), une seule indication ait été jugée nécessaire – celle du nom de Sénèque. La précision est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que, démasqué, Sénèque est devenu méconnaissable. L’image du philosophe, pendant une bonne partie du siècle, était restée un objet d’admiration, même si son œuvre pouvait donner lieu à débats, et si la lecture chrétienne qui en était généralement faite suscitait déjà quelques réserves [9]. Le buste de Sénèque, tel qu’il apparaît dans notre gravure, est par excellence un support philosophique à la méditation. Bien plus que la représentation anecdotique d’une personnalité historique, il figure comme une épiphanie de la vertu, l’incarnation d’une fermeté philosophique devant les maux de l’existence [10]. Vingt ans avant les Maximes, un autre buste de Sénèque figurait au frontispice d’un ouvrage : la tragédie de Tristan L‘Hermite, précisément intitulée La Mort de Sénèque (fig. 5). On voit le philosophe de trois quarts face, la tête légèrement inclinée, le regard tourné vers sa gauche. L’amorce d’un très léger sourire, les yeux mi-clos, le front barré de quelques rides conjuguent la gravité de la scène avec une atmosphère générale de sérénité. La tragédie qui suit confirme cette impression. Sénèque y meurt en héros, dans une philosophique résignation teintée de christianisme. Ses dernières paroles, accompagnées d’une offrande d’eau sanglante, sont pour le Dieu de saint Paul, l’homme de Tarse [11]. Le frontispice des Maximes annonce au lecteur que les repères philosophiques ont radicalement changé. Le buste est bien là, mais il ne saurait nous conduire à l’admiration. La transformation physique de Sénèque, la dégradation de son image, est le premier message de la gravure, laquelle nous annonce en quelque sorte : vous entrez dans un livre qui remet Sénèque à sa place. Dans notre gravure, le buste est confronté à un autre visage – celui de l’angelot. Les deux visages sont à peu près à la même hauteur, dans le quart supérieur de la gravure, imposant la comparaison : le sourire et l’aimable espièglerie de l’un accusent, par contraste, la sévérité maussade du philosophe pétrifié. La vie est à gauche de l’image, tandis que toute la minéralité s’est concentrée sur la partie droite. La vie est dans l’évocation d’Horace, le satiriste et l’épicurien.
Du poète passons à ses vers et à la citation qui en est faite. Elle a subi une coupe drastique, dont étrangement la critique n’a pas cherché à mesurer les conséquences. C’est là indéniablement la principale violence opérée par le cadrage. Le cadre de l’image vient couper le piédestal, dont on ne connaît donc pas vraiment les dimensions. L’effet de perspective nous suggère que le côté du piédestal qui nous fait face est plus large dans la réalité, ce que nous confirme l’interruption du liseré qui borde l’inscription. Il reste cependant difficile de penser que la phrase latine puisse se poursuivre à droite. Faut-il imaginer que le début est sur une autre face du piédestal – la symétrique, qui nous est précisément cachée ? Une chose est certaine : la coupure imposée par le cadre transcrit graphiquement la coupure de la citation, laquelle se trouve de la sorte à compléter. Mais comment ? S’il ne peut se fonder sur sa culture propre – une référence partagée –, le lecteur est voué au contresens, ou au moins à la perplexité. On trouvera sur internet, y compris dans les meilleurs sites, de multiples erreurs attestant cette difficulté. La traduction naturelle du latin – « Qu’interdit-il ? » – est parfaitement acceptable sur le plan de la syntaxe, mais elle est malheureusement erronée, comme on va le voir. Ce faux-sens reste symptomatique et nous montre que la compréhension même de ces deux mots de latin n’est pas assurée, et qu’elle est strictement tributaire d’un hors-champ. En prenant le pronom quid dans son sens adverbial, une autre traduction possible – et non moins fautive – serait : « Pourquoi interdit-il ? ». Dans les deux cas, le sujet du verbe (vetat) est à restituer, et compte tenu du contexte, la présence du buste de l’écrivain latin, on est tenté de conclure qu’il s’agit de Sénèque. On aurait tort ! Le cadrage a transformé un extrait poétique en inscription sibylline – effet épigraphique bien connu : un des charmes de l’inscription lapidaire tient toujours vaguement à son hermétisme.
[5] P. Quignard, Traité sur Esprit, Op. cit., p. 19.
[6] Dans lequel le poète est couronné de laurier, tout en se voyant remettre, par Thalie, muse de la comédie, un masque de satyre – attribut de ses fonctions de poète satirique. Cette gravure de 1642 représente l’inversion de tous les signes du frontispice des Maximes.
[7] I. Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme, Op. cit., p. 48.
[8] Horace, Satires, livre I, satire 1 : Nemini fere suam sortem placere – Presque personne n’est content de son sort. Les deux vers concernés sont les v. 24 et 25 : « […] ridentem dicere verum/Quid vetat ? ».
[9] Sur les controverses autour du « christianisme » de Sénèque et sur l’image du philosophe aux XVIe et XVIIe siècles, voir M. Fournier, « La mort chrétienne d’un philosophe païen. Le fantôme de Sénèque : l’œuvre, le nom, la mémoire », XVIIe siècle, n° 232, 2006/3, pp. 433-452.
[10] Je remercie Charles-Olivier Stiker-Métral dont j’emprunte ici les analyses, dans une étude encore inédite (« Une image de la pensée : le frontispice des Maximes de La Rochefoucauld ») et qu’il m’a fait la gentillesse de me communiquer.
[11] « Dieu, qui n’es rien qu’amour, esprit, lumière et vie,/Dieu de l’homme de Tarse, où je mets mon espoir :/ Mon âme vient de toi, veuille la recevoir » (Tristan L’Hermite, La Mort de Sénèque V, 4, vers 1835-37).