L’ordonnancement des différents espaces formant le complexe palatial est lui aussi parlant. La succession des plans basilicaux et centrés liés les uns aux autres selon les principes de la perspective développée fait écho à l’organisation générale des palais carolingiens.
Le palais de Charlemagne à Aix, certainement la plus emblématique de toutes les constructions carolingiennes, présente un agencement entre deux pôles reliés par un axe. D’un côté, la chapelle palatine, de plan centré (seul élément encore visible) forme le cœur religieux du complexe. De l’autre, l’aula palatina de plan basilical (selon le modèle constantinien de Trêve) est le lieu d’exercice du pouvoir impérial. Les deux ensembles sont reliés par un long corridor au centre duquel se trouve le tribunal où s’exerce la justice des hommes qui provient de la loi de Dieu. C’est le même type d’organisation qui illustre le psaume 111 (112) (fig. 6) où l’aula est placée au centre mais en lien direct avec l’espace religieux déporté sur le côté droit de la composition (reconnaissable au faîte décoré d’une croix et à la présence de la main de Dieu au-dessus qui se tend vers le Beatus Vir lui accordant ses grâces).
De même, le palais d’Ingelheim [26], est l’une des principales résidences de Louis le Pieux. Les fouilles archéologiques entreprises sur le site ainsi que la description du palais par Ermold le Noir permettent en partie de restituer la construction carolingienne. Celle-ci s’organisait autour d’une aula regia aux larges proportions, précédée d’un vestibule et s’achevant sur une abside semi-circulaire. Une composition qui n’est pas sans rappeler notre aula du folio 65v. L’ensemble s’intègre dans un complexe palatial plus large conçu autour d’une vaste exèdre cantonnée de tours donnant un caractère défensif à la construction. On y retrouve notamment une vaste chapelle de plan basilical venant faire pendant à l’aula tout comme sur notre folio.
Si le dessin du psaume 111 est celui présentant l’architecture la plus détaillée, cette idée des rois de l’Ancien Testament comme miroir des souverains carolingiens se retrouve ailleurs dans le manuscrit, à travers l’utilisation d’un système d’architectures complexes visant non seulement à souligner le caractère sacré du personnage vétérotestamentaire mais aussi à replacer sa représentation dans un contexte carolingien compréhensible pour le destinataire (qu’il s’agisse d’Ebbon ou de l’empereur lui-même). Ainsi le psaume 88 (folio 51v, fig. 7) illustre le chant du prophète au sacre de David :
20. […] J’ai prêté assistance à un héros, et j’ai élevé mon élu du milieu de mon peuple.
21 J’ai trouvé David, mon serviteur ; je l’ai oint de mon huile sainte.
22 Ma main l’assistera, et mon bras le rendra fort [27].
Ici pas de mention directe d’une quelconque architecture mais la revendication de David « oint de l’huile sainte » « élu du milieu du peuple » et qui est donc figuré trônant sous une grande architecture à plusieurs ailes à l’arrière desquelles on distingue un vaste édifice de plan centré qui parait être au cœur du dispositif. Là encore cette architecture complexe figurée selon le principe de la perspective développé renvoie aux éléments des grands palais impériaux carolingien d’Aix ou d’Ingelheim (dans la présence de la rotonde de plan centré mais aussi dans la disposition des bâtiments formant arc de cercle autour de la figure de David).
Au-delà de ces grands ensembles complexes, l’architecture honorifique accompagnant la figure récurrente du souverain trônant de l’Ancien Testament est bien entendu elle aussi un rappel des vertus du souverain carolingien très souvent figuré selon cette typologie. Les exemples sont nombreux comme dans le codex aureus de Saint-Emmeram [28] ou le psautier de Charles le Chauve [29]… Mais cet encadrement honorifique peut aussi être associé au souverain impie, celui qui ne respecte ni ne craint Dieu et qui se trouve représenté selon les mêmes critères iconographiques et souvent avec le même type d’architectures (beaucoup plus simples que les complexes développés que nous avons vus jusque-là) [30]. Le souverain carolingien se trouve donc en balance dans la représentation : pêcheur, ses actions peuvent le rapprocher de l’impie qui jalouse et persécute, alors même que les psaumes l’invitent à se conformer à l’image de David et de Salomon souverain juste de l’Ancien Testament, désigné par Dieu comme élus par l’intermédiaire des prophètes, tout comme le vicariat des empereurs carolingien est légitimé par le Pape et les évêques.
Pour conclure, le Psautier d’Utrecht présente une incroyable richesse iconographique qui traduit non seulement l’attachement particulier de la culture carolingienne aux textes des psaumes et des cantiques qui rythment la journée du croyant, mais aussi un discours approfondi sur l’art de gouverner en chrétien à destination des empereurs et une revendication de l’influence et du pouvoir de l’Eglise à la cour de Louis le Pieux et de ses successeurs. Le destinataire présumé du manuscrit est enfin important pour en comprendre la composition et le contenu. Offert à l’empereur ou à son fils, le psautier mettrait en exergue les vertus des rois sacrés de l’Ancien Testament et inviterait le pouvoir carolingien à s’y conformer en faisant notamment référence à des architectures complexes contemporaines. Psautier personnel d’Ebbon, figure active des crises émaillant le règne de Louis le Pieux, il pourrait souligner certaines des revendications du haut clergé carolingien vis-à-vis de l’autorité impériale.
[26] F. Héber-Suffrin, C. Sapin, L’Architecture carolingienne en France et en Europe, Op. cit., pp. 62-65.
[27] Ps. 88 : 20. […] Posui adjutorium in potente: et exaltavi electum de plebe mea. 21. Inveni David servum meum: oleo sancto meo unxi eum. 22. Manus enim mea auxiliabitur ei: et brachium meum confortabit eum.
[28] Munich, Bayerische Staatsbibliothek, clm. 1400. Saint Denis, v. 870. Au fol. 5v, on retrouve la figure de Charles le Chauve trônant sous une architecture en dôme où apparait la dextra Dei, évoquant la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle.
[29] Psautier de Charles le Chauve, BnF ms. Lat. 1152, Scriptorium du Palais, groupe de Liuthard, avant 869. Le manuscrit s’ouvre au folio 3 d’une représentation de Charles le Chauve trônant sous une architecture honorifique d’où sort la dextra dei affirmant la légitimité du souverain.
[30] Par exemple pour le psaume 1, fol. 1v, mettant en balance dans deux architectures honorifiques en écho le Beatus vir et l’impie.