Résumé
Les tableaux-reliquaires, dont la forme est importée de Byzance, s’imposent durablement en Occident. Ils mêlent souvent reliques et images, qui entretiennent un rapport de complémentarité. Composés de plusieurs strates, ces objets sacrés s’offrent à la contemplation sous divers états, qui sont le plus souvent le résultat d’une manipulation. Objets convertibles, ils participent d’une rhétorique de la révélation, en jouant sur des oppositions simples – ouvert/fermé, visible/invisible. Au fur et à mesure du Moyen Age, il apparaît que la relique perd de son attrait et de son hégémonie au profit de l’image, laquelle la remplace purement et simplement, en se transformant elle-même en relique.
Mots-clés : tableau-reliquaire, reliques, image, révélation, Moyen Age
Abstract
Panel-shaped reliquaries, whose form was imported from Byzantium, made a lasting impression in Western Europe. They often combine relics and images in a complementary relationship. These sacred objects offer themselves to contemplation in various states, which are most often the result of manipulation. As convertible objects, they participate in a rhetoric of revelation, playing on simple oppositions - open/closed, visible/invisible. As the Middle Ages progressed, it became apparent that the relic lost its appeal and hegemony in favor of the image, which replaced it purely and simply by becoming a relic.
Keywords: panel-shaped reliquary, relics, image, revelation, Middle Ages
Reliques et images, comme le rappelle Jean-Claude Schmitt, présentent deux histoires distinctes, lesquelles s’entremêlent et « participent ensemble d’une histoire plus ample des objets sacrés » [1]. Qu’en est-il lorsque les deux se fondent au sein de dispositifs complexes qui semblent brouiller, voire effacer, leurs spécificités ? Les tableaux-reliquaires, qui lient intimement les deux, constituent à n’en pas douter un terrain d’enquête privilégié pour esquisser une réponse à cette question. A partir de l’analyse d’un certain nombre d’exemples, choisis sur un temps relativement long entre le IXe et le XVe siècle, nous aimerions tout d’abord mettre en évidence la dynamique inhérente à ces œuvres. Autrement dit, il s’agira d’en dévoiler le ductus pour utiliser un terme issu de la rhétorique antique et médiévale. Ce concept, étudié entre autres par Mary Carruthers, permet en effet de rendre compte de : « la manière dont une œuvre met en mouvement quelqu'un – un spectateur, un auditeur, ou un interprète – à travers ses différentes parties » [2]. Comme l’a montré Paul Crossley pour la cathédrale de Chartres [3], il est extrêmement fructueux de recourir à cette notion en histoire de l’art pour aborder la question de la performance des œuvres d’art, et nous aimerions suivre ici son exemple. C’est cette mise en mouvement, ce ductus, qui servira de fil conducteur à l’analyse des tableaux-reliquaires.
Attesté au moins depuis le Xe siècle, ce type d’objets est importé de Byzance en Occident, où son succès ira grandissant au cours des siècles suivants : peu répandus jusqu’à la fin du XIIe siècle, leur nombre croît aux XIVe et XVe siècles. D’après la typologie établie dans l’ouvrage classique de Joseph Braun, Die Reliquiare des christilichen Kultes und ihre Entwicklung [4], les tableaux-reliquaires adoptent trois formes principales, premièrement, celle d’une boîte rectangulaire – qui vient directement de Byzance –, deuxièmement, celle du diptyque, et enfin celle du triptyque. Nommés en latin tabula ou tabella, ou en ancien français table, tableau, ou tablier, ils associent presque systématiquement en leur sein relique(s) et image(s). Composés de plusieurs strates, ils s’offrent à la contemplation des dévots sous divers états. Comment ces strates se révèlent-elles et dans quel(s) but(s), constituent les questions principales que nous poserons à ces « images-objets » [5]. Quels sont, enfin, les rapports dessinés entre images et reliques ? S’agit-il de rapports de complémentarité, de concurrence, voire de substitution ?
Couvercles, volets, portes
D’origine byzantine, la forme des tableaux-reliquaires est introduite en Occident, et s’y diffuse progressivement, à la suite de l’arrivée massive d’objets pillés au cours de la 4e croisade. C’est le cas bien documenté de la staurothèque de Limburg réalisée au Xe siècle, et ramenée en Allemagne par le croisé Heinrich von Ulmen en 1207 (fig. 1a) [6]. Il s’agit d’une boîte peu profonde avec un couvercle coulissant en argent doré, qui est orné d’émaux et de pierres précieuses. L’inscription en grec courant sur l’encadrement du reliquaire renseigne sur les circonstances de sa fabrication : entre 945 et 959, les empereurs byzantins Constantin Porphyrogénète (905-959) et son fils Romain II (m. 963) firent faire une croix pour conserver sept fragments de la Vraie Croix ; puis, quelques années plus tard, entre 968 et 985, le proèdre Basile commanda une boîte pour conserver cette croix impériale ainsi que dix autres reliques. Sur le couvercle, les émaux forment l’image d’une deesis : le Christ trône au centre du panneau, flanqué de la Vierge et de saint Jean-Baptiste, chacun accompagné d’un archange. Au-dessus et au-dessous de cette bande centrale, les douze apôtres, rangés par paire, occupent les six compartiments restants. Cette surface carrée est ceinte de plusieurs cadres ornementaux successifs alternant des gemmes et d’autres plaques émaillées. L’ensemble de la composition imbrique étroitement et harmonieusement figuration, ornement et inscription. Ce reliquaire est à double face : à l’arrière, le panneau est orné d’une croix à double traverse sortant d’une feuille d’acanthe. L’anneau fixé au sommet du cadre indique qu’on pouvait suspendre la staurothèque soit pour l’exposer dans l’espace ecclésial, soit pour l’emmener en procession. Quant à la charnière placée au bas du reliquaire, elle fixe le couvercle à la boîte. La présence de cette fixation signale la possibilité d’ouvrir le tableau, qui s’effectue ici par coulissage, comme dans les plus anciennes boîtes-reliquaires telle celle du Sancta Sanctorum (fin VIe-début VIIe siècle, Vatican, Museo Sacro) [7], et aussi de la plupart des exemplaires byzantins.
[1] J-Cl. Schmitt, Le Corps des images, Paris, Gallimard, « Le temps des images », 2002, p. 274.
[2] M. Carruthers, « The concept of ductus. On journeying through a work of art », M. Carruthers (éd.), Rhetoric Beyond Word, Cambridge, University Press, 2010, pp. 190-213 (cit. p. 190, ma traduction).
[3] P. Crossley, « Ductus and memoria in Chartres cathedral » dans M. Carruthers (éd.), Rhetoric Beyond Word, Op. cit., pp. 214-259.
[4] J. Braun, Die Reliquiare des christlichen Kultes und ihre Entwicklung, Freiburg im Breisgau, Herder & C° Verlag, 1940, p. 267.
[5] J. Baschet, L’Iconographie médiévale, Paris, Gallimard, 2008, pp. 25-64.
[6] H. A. Klein, Byzanz, der Westen und das wahre Kreuz. Die Geschichte einer Reliquie und ihrer künstlerischen Fassung in Byzanz und im Abendland, Wiesbaden, Reichert Verlag, 2004, pp. 105-112 ; A. Heuser et M. T. Kloft (éd.), Im Zeichen des Kreuzes. Die Limburger Staurothek und ihre Geschichte, Regensburg, Schnell & Steiner, 2009.
[7] B. Fricke, « Tales from Stones, Travels through Time: Narrative and Vision in the Casket from the Vatican », West 86th, vol. 21, 2014, pp. 230-250.