Voir en esprit ou par fiction : scène mentale
et points de vue dans trois songes allégoriques (Li Regret Guillaume, Le Dit de la fleur de lys
et La Déprécation pour Pierre de Brezé)

- Fabienne Pomel
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Résumé

Le songe-cadre met en place un regard intérieur, ravi ou déplacé sur un espace scénique où prend place un scénario audio-visuel qui apparaît et disparaît : sur cette scène, surgissent des images placées sous le signe d’une altérité, à la fois visibles et parlantes, mais situées dans un espace autre, marqué par des frontières paradoxales ou poreuses qui subvertissent l’opposition entre intérieur et extérieur, ici et ailleurs. Le regard mis en œuvre est introverti, dédoublé et mis en abyme.

A l’intérieur de l’espace diégétique songé dans les textes de Jean de Le Mote, Guillaume de Digulleville et Georges Chastellain, le processus de visualisation met en œuvre des points de vue inédits : vitre sans tain, regard autorisé à travers un trou dans une paroi ou point de vue surplombant et traversant l’espace et le temps. Portes, fenêtres, murs et rideaux viennent délimiter un espace mental de révélation. Dès lors écrire et lire apparaissent comme des processus spéculaires, des performances mentales à la fois visuelles et auditives auxquels le songe fournit un paradigme et un mode d’emploi.

Mots-clés : points de vue, élection, révélation, spécularité, espaces

 

Abstract

The frame-songe sets up an inner gaze, removed on a scenic space where an audio-visual scenario appears and disappears: on this stage, images arise under the sign of an otherness, both visible and speaking, but situated in another space, marked by paradoxical or porous borders that subvert the opposition between inside and outside, here and elsewhere. The gaze is introverted, duplicated and in abym.

Within the imagined diegetic space in the texts of Jean de Le Mote, Guillaume de Digulleville and Georges Chastellain, the process of visualization implements new points of view: one-way glass, a look allowed through a hole in a wall or a point of view overhanging and crossing space and time. Doors, windows, walls and curtains define a mental space of revelation. From then on, writing and reading appear as specular processes, mental performances that are both visual and auditory, to which the dream provides a paradigm and an operating manual.

Keywords: points of view, election, revelation, specularity, spaces

 


 

Le songe-cadre, loin d’être un simple lieu commun figé, permet de mettre en place un regard intérieur, ravi ou déplacé sur un espace scénique où prend place un scénario audio-visuel sous la forme d’une apparition-disparition. Sur cette scène, surgissent des « ymages » placées sous le signe d’une altérité, la fois visibles et parlantes, mais situées dans un espace autre, marqué par des frontières paradoxales ou poreuses qui subvertissent l’opposition entre intérieur et extérieur, ici et ailleurs. Le regard mis en œuvre est introverti, dédoublé ou mis en abyme.

Dans l’espace diégétique songé, le processus de visualisation met en œuvre des points de vue inédits et constamment renouvelés d’un texte à l’autre, aussi opposés qu’un regard resserré à travers un trou dans une paroi ou inversement un point de vue omniscient, surplombant et traversant l’espace et le temps. Portes, fenêtres, murs et rideaux viennent volontiers délimiter ce qui apparaît comme un espace mental de révélation. Dès lors, écrire et lire sont pensés comme des processus spéculaires, des performances mentales à la fois visuelles et auditives, auxquels le songe fournit un paradigme et un mode d’emploi herméneutique.

Je tenterai d’examiner ce fonctionnement dans trois textes de taille modeste et de thématique apparemment assez éloignée : Le Dit de la Fleur de Lys de Guillaume de Digulleville (1338), Li Regret Guillaume de Jehan de le Mote (1339) et La Déprécation pour messire Pierre de Brezé de Georges Chastelain (1461-65). Ces trois textes ont en commun d’être pourvus d’un songe-cadre, qui mobilise un narrateur homodiégétique ou à peine autodiégétique : dans deux d’entre eux en effet (Déprécation et Dit de la fleur de lys), le narrateur-personnage est seulement spectateur et auditeur d’une scène allégorique au sein de la diégèse ; dans le troisième texte, il est acteur, en interaction dialogique avec d’autres personnages. Dans les trois cas, il se donne comme agent de la production du texte, qui transcrit la vision vue en songe.

Dans Le Dit de la fleur de lys [1], le moine cistercien Guillaume de Digulleville rapporte un rêve advenu pendant la nuit de Toussaint dans son abbaye de Châlis. Il y voit Grâce de Dieu, Sapience et Raison fabriquer un signe allégorique sous la forme de trois fleurs de lys pour le roi de France, puis Grâce de Dieu le présenter au roi.

Li Regret Guillaume [2] est le plus ancien texte de Jean de le Mote, quasiment contemporain du précédent : ce dit prend la forme d’une plainte funèbre et d’un panégyrique du défunt Guillaume I (mort en 1337) dédié à sa fille Philippa, femme du roi Edward d’Angleterre. La critique a surtout retenu les trente plaintes funèbres prononcées par des personnifications allégoriques incarnant les qualités du défunt, systématiquement conclues par une ballade, en soulignant leur virtuosité formelle et le projet politique d’inviter Guillaume II à prendre le parti anglais [3]. C’est inversement au dispositif cadre que je m’intéresserai : le songe et le déplacement en rêve prennent la forme d’une promenade qui aboutit à un château dans lequel le personnage-narrateur contemple et écoute les plaintes, avant de se voir confier la mission d’en tirer un dit.

La Déprécation pour messire Pierre de Brezé [4] est aussi un texte de circonstance mais en prose, écrit par Georges Chastellain alors que Pierre de Brezé est emprisonné à Loches par le roi Louis XI. E. Doudet a souligné combien l’indiciaire bourguignon était attaché à Pierre de Brezé qui incarne une figure de l’orateur et du conseiller prudent et habile [5]. Le texte peut vraisemblablement être daté autour de 1461 au début du règne de Louis XI, avant 1465 en tout cas, date de la mort de Pierre de Brezé. Ravi dans un état indécis entre veille et sommeil, le narrateur est transporté dans une marche lointaine ; il voit dans une chambre deux dames affligées, qui s’avèrent être Noblesse humaine et Vertu, et un jeune homme, Noble Sang, en larmes. Leurs plaintes et une litanie d’adresses du jeune homme à différentes figures sont l’occasion de rappeler les hauts faits de Pierre de Brezé et la décadence morale de la noblesse. Une voix investit enfin le narrateur d’une mission d’enregistrement et de transmission de sa vision.

Il s’agira ici de voir en quoi la vision est caractérisée comme expérience mentale d’un regard intériorisé et modifié pour capter une scène allégorique. On verra ensuite comment la genèse de l’image se construit sur un processus d’apparition-disparition de la personnification sous la forme conjointe d’une épiphanie et d’une glossophanie pour des voyants autorisés. Le dispositif visuel instauré vient ainsi présenter la création et la réception de la fiction allégorique comme des performances en miroir : la mise en scène du processus de création d’images allégoriques propose simultanément un protocole de lecture et d’immersion dans la fiction.

 

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[1] Guillaume de Digulleville, Le Dit de la fleur de lis, éd. Frédéric Duval, Paris, Ecole des chartes (Mémoires et documents de l’Ecole des chartes, 95), 2014. Abrégé en Dfl.
[2] Li Regret Guillaume comte de Hainaut. Poëme inédit du XIVe siècle par Jehan de le Mote publié d’après le manuscrit unique de Lord Ashburnham par Auguste Scheler, Louvain, Lefever, 1882. Abrégé en RG.
[3] S. Menegaldo, Le dernier ménestrel. Jean de le Mote. Une poétique de transition (autour de 1340), Droz, 2005. P. Dembowski, « Inserted lyrics in Li Regret Guillaume by Jehan de le Mote » dans « Chançon legiere a chanter » : Essays on Old French Literature in Honor of Samuel N. Rosenberg, éd. Karen Fresco et Wendy Pfeffer, Birmingham, Summa Publications, 2007, pp. 27-47.
[4] Œuvres de Georges Chastellain, publiées par M. le baron Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, Heussner, 1863-1866, 8 t. (t. 7, p. vi-vii et 37-65). Abrégé en DPB.
[5] Voir E. Doudet, Poétique de George Chastelain (1415-1475). Un cristal mucié en un coffre, Paris, Champion Bibliothèque du XVe siècle, 67, 2005, pp. 452-454.