De Finis Terræ au Tempestaire : la cinéstase
et le sacré dans l’œuvre de Jean Epstein

- Chiara Tognolotti et Laura Vichi
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Fig. 15. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 16. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 17. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 18. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 19. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 20. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Fig. 21. J. Epstein, Le Tempestaire, 1947

Ce mode nouveau de la pensée s’appuie sur une théorie d’un cinéma fluide, visqueux, qui se mêle à la nature liquide d’un univers où les différents états de la matière se confondent sans solution de continuité :

 

Pas plus qu’entre le vivant et le non-vivant, il n’y a, entre la matière et l’esprit, de barrière infranchissable, de différence essentielle. C’est la même réalité, profondément inconnue, qui s’avère vivante ou inanimée, pourvue ou dénouée d’âme, selon le temps dans lequel on la considère. (…) Vie et mort, corps et âme, nous n’appelons ainsi que des perspectives, convertibles les unes dans les autres, dont se revêt toujours le même innommable et impensable, qui n’est peut-être, lui aussi, rien qu’une fonction, qu’une conjoncture [40].

 

Cette fluidité de la matière, qu’on a déjà vue à l’œuvre dans Finis Terræ aussi bien que dans Usher, est encore une fois traduite dans Le Tempestaire par la représentation du paysage d’eau, une représentation qui peut être lue comme un exemple de cinéstase si celle-ci est, pour le dire avec Philippe Ragel, un de « ces moments de suspension où ce qui se joue semble se libérer du récit qui l’induit mais sans l’action duquel ceux-ci ne pourraient se produire » [41]. En anticipant nos conclusions, on verra que les figures de la mer se lient à l’histoire du film en même temps qu’elles s’en éloignent, grâce à un usage original du ralenti de l’image et du son, en découvrant ainsi des significations nouvelles à l’intérieur du film même. En particulier, l’effet de cinéstase nous paraît se dessiner dans deux parcours parallèles à l’intérieur du film : la représentation d’un paysage qui se penche sur la dimension du sacré et ce que nous appellerons un effet cinéstasique du son qui ouvre la perception à des dimensions jusqu’alors inconnues.

Première trace : le paysage sacré comme figure de cinéstase. Le récit du Tempestaire s’ouvre sur les images sévères d’un paysage âpre (l’île bretonne de Belle-Ile) : les embarcations en rade, les dunes à la végétation dépouillée, le petit village silencieux, les visages marqués des vieux hommes qui observent, immobiles, la mer plate (figs. 15 à 21). Une tempête éclate ; une jeune fille, épouvantée par ce qu’elle croit être des mauvais signes, craint que son fiancé, un marin, ne revienne pas à la maison ; elle cherche l’aide d’un guérisseur des vents qui, enfin, souffle sur une boule de glace magique en réussissant ainsi à calmer le vent et la mer. Les éléments d’un récit presque élémentaire se suivent par juxtaposition : les marins, les barques, les vagues de la mer, le vent qui secoue les arbres, une fille qui coud.

L’introduction de la légende du sorcier des vents, mage capable de se mettre en communion avec les éléments, introduit la dimension du sacré. Epstein voit dans l’homme qui écoute les paroles de la mer et qui réussit à en assoupir la fureur le symbole d’un trait d’union profond et mystérieux liant les hommes et le paysage, liaison qui est rendue visible justement par le cinéma. Raconter la légende du sorcier qui sait communiquer avec l’univers puisqu’il possède une intuition particulière inconnue des autres hommes signifie, pour le réalisateur, mettre en images la relation – intime et autrement invisible – qui unit dans un rapport magique et étroit les îliens avec la terre et l’océan. L’île bretonne du Tempestaire semble alors posséder un caractère « religieux » et « orné des charmes » :

 

Mon scénario devait être cet envers des cartes, décrire ces mystérieuses gaietés qui montent à l’encontre des faits, ce lien qui lie un fils à sa terre et à son océan ; montrer ces îles uniques comme elles paraissent uniques à qui y est né, sous cet aspect protecteur, apaisant, nourricier, religieux et encore orné des charmes [42].

 

Sur l’écran apparaît alors un univers à plusieurs volets qui juxtapose géographie et magie : pour Epstein narrer en images les îles bretonnes signifie aller « à l’encontre des faits », explorer l’« ailleurs » des images, tout ce qui demeure derrière et va au-delà du dicible et du visible, à savoir, la dimension sacrée.

L’idée d’une sacralité qui modèle l’univers entier se trouve au centre de la réflexion epsteinienne au moins dès 1939, quand fut publiée l’étude de Roger Caillois L’Homme et le sacré, comme en témoignent les notes de lecture [43] ; elle trouvera un approfondissement remarquable quelques années plus tard, quand le réalisateur étudiera les travaux d’un autre auteur qui va s’avérer fondamental pour sa formation, le Mircea Eliade du Mythe de l’éternel retour et du Traité d’histoire des religions [44]. L’idée majeure que Jean Epstein tire de l’ouvrage de Caillois est que le film sache récupérer ce que le sociologue nomme le « temps du sacré ». Le théoricien transcrit et glose surtout les pages où Caillois décrit le moment de la fête comme évocation des forces qui ont porté à la naissance de l’univers au moment du passage du chaos au cosmos, évocation qui pourrait renouveler profondément le monde en lui redonnant la puissance et l’élan nécessaires pour commencer un nouveau cycle vital [45]. C’est ici que le réalisateur trouve le point de contact avec le cinéma. Epstein fait coïncider le temps de la fête avec le temps du film, où la chronologie habituelle se transforme en temps mythique :

 

La fête est une actualisation du chaos primordial (…), du temps primordial (Urzeit), le Grand Temps Mythique. Le même mot désigne souvent le temps du rêve, le temps où « l’extraordinaire est la règle » (Ciné) au début et en dehors du devenir, mais plutôt dans le passé [46].

 

Tout comme la fête, le cinéma saurait donc inaugurer cette temporalité alternative qu’Epstein sent comme nécessaire au renouvellement de l’énergie créative du monde. Le temps du sacré, selon Caillois, interrompt et révolutionne le temps profane pour redonner à ce dernier force et vitalité ; le « ciné sacré » – ainsi l’appelle Epstein – serait alors la dimension où le rêve et le mythe trouveraient une nouvelle voie pour se manifester dans une réalité par ailleurs dominée par la rationalité de la science. L’apparition du vieux sorcier ouvre donc le film à la dimension du sacré car il représente justement cette persistance du mythe – et des « anciennes histoires », comme le dit la vieille dame à sa fille lorsqu’elle lui parle pour la première fois de l’existence du guérisseur des vents – dans une société contrôlée par la science qui, dans le film, se traduit par les images du phare, expression de la modernité technologique.

 

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[39] Jean Epstein, L’Intelligence d’une machine, Op. cit., p. 255.
[40] Ibid., p. 291 et 292.
[41] Philippe Ragel, Le Film en suspens, Op. cit., p. 88.

[42] Jean Epstein, « L’île », Ecrits sur le cinéma, vol. I, Op. cit., p. 208.
[43] Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, PUF, 1939 ; pour les notes de lecture relatives, nous renvoyons au Fonds Jean et Marie Epstein, EPSTEIN7B6, enveloppe 25.
[44] Respectivement Paris, Gallimard, 1949 et Paris, Payot, 1949. Voir Chiara Tognolotti, « A la recherche des sources de la pensée epsteinienne. Les notes de lecture 1947-1953 », dans Jean Epstein, actualité, postérités, Op. cit., pp. 57-70 ; Chiara Tognolotti, « Jean Epstein’s "Intellectual Factory" : An Analysis of the Fonds Epstein, 1946-1953 », dans Dall’inizio, alla fine. Teorie del cinema in prospettiva, Udine, Forum, 2009, pp. 515-524.
[45] Voir Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Op. cit., pp. 134-160.
[46] Fonds Jean et Marie Epstein, EPSTEIN7B6, enveloppe 25, c. 13.