La ville-désert.
Image dialectique, entre stase et mouvement

- Benjamin Thomas
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Fig. 1. M. Antonioni, L’Avventura, 1960

Fig. 2. M. Antonioni, L’Avventura, 1960

Fig. 3. K. Kurosawa, Kairo, 2001

Un exemple flagrant de ceci pourrait être la fameuse scène de L’Avventura de Michelangelo Antonioni [14], dans laquelle Claudia (Monica Vitti) et Sandro (Gabriele Ferzetti) s’arrêtent quelques minutes à peine dans une ville neuve qui semble n’avoir jamais été habitée. Au moment où ils reprennent la route, leur voiture est cadrée loin dans la profondeur de champ, devant l’église silencieuse, depuis une rue pavée flanquée de bâtiments aux portes et fenêtres closes. Tandis que Sandro manœuvre son véhicule, la caméra s’avance doucement, en un travelling dont le rythme est indifférent à celui de la voiture. Puis, elle s’immobilise de nouveau, avant d’avoir pu atteindre le bout de la chaussée (figs. 1 et 2). En somme, tout se passe comme si la caméra s’était souciée d’actualiser la parcourabilité des lieux, de souligner par un mouvement effectif le tracé de la rue, avant d’entendre l’invitation à la stase que formulaient avec insistance les bâtiments.

 

Un inquiétant familier

 

Cette tension primordiale est la structure même de la ville-désert, la contexture sensible de son image en cinéma, laquelle accueille d’autres tensions. Toujours dans L’Avventura, ainsi lorsque Claudia, à l’entrée de la ville, s’approche tout près d’un volet clos et lance un appel à quelque improbable habitant : « Tu entends l’écho ? », demande-t-elle à Sandro, « Pourquoi est-ce vide ? » La ville-désert, pour reprendre les mots de Deleuze, est « absente à elle-même ». Qu’est-ce à dire ? Qu’elle n’est pas « à ce qu’elle fait ». Autrement dit, tout en étant irréfutablement là, présence attestée dans l’image, elle ne remplit plus aucune fonction. Dans « la ville absente à elle-même », il faut entendre deux sens du mot ville : celui de l’agglomération d’immeubles, et celui, métonymique, de « cité ». Or, de la ville vide, la cité est absente. Dès lors, la ville concrète est absente à elle-même car, de fait, plus personne n’est là pour en faire un usage pragmatisé, fonctionnel, pour la pratiquer suivant des directions, des coordonnées, des trajets aiguillonnés et aiguillés par des buts. Une fois les interactions humaines évanouies qui pouvaient faire passer au second plan la matérialité des lieux, c’est cette matérialité seule qui demeure, impavide, indéniable ; elle semble survivre à l’Homme, eût-elle été construite par lui. Et alors, avec Maldiney, l’on pourrait dire de ces immeubles que « leur hiératisme n’a pas la fixité de l’inerte, mais de l’intense » [15]. Par le travail du film, qui leur donne le privilège d’être sujets du plan, qui leur offre une durée, un scintillement, aussi imperceptible soit-il, ces immeubles accèdent à une forme d’intensification qu’il faut bien nommer « présence ». D’autant que le célèbre travelling dans la ville-désert que l’on a évoqué souligne un point de vue. Mais lequel ? Un point de vue non humain de toute évidence, qui toutefois, par un beau paradoxe, loin de me permettre de le ramener à ma mesure propre, me propose à moi, être humain, de « percevoir » ce qu’est le monde en l’absence des hommes. Ce « regard » des choses, et donc cette « vie » des choses, peut aussi avoir pour effet de décupler – puisque je reste malgré tout humain face à lui – la charge de solitude contenue dans ce plan d’espace désolé.

Dans le texte qu’il consacre en 1919 à l’Unheimliche – traduit en 1933 sous le titre L’Inquiétante étrangeté –, Freud explique que, « pour que naisse ce sentiment, il est nécessaire (...) qu’il y ait débat, afin de juger si l’“incroyable” qui fut surmonté ne pourrait pas, malgré tout, être réel » [16]. Et le père de la psychanalyse de proposer une typologie ouverte des manifestations possibles de l’Unheimliche : le sentiment d’être confronté à son double ; la vision d’une crise d’épilepsie ou de démence ; l’idée d’un corps fragmenté ou dont les membres vivraient une vie autonome ; la répétition du même ; mais aussi l’impression que ce que l’on pensait vivant est inanimé, ou, à l’inverse, que ce que l’on sait être inanimé s’avère pourtant vivant. L’inquiétante étrangeté, remarque Freud, survient « souvent et aisément chaque fois où les limites entre imagination et réalité s’effacent, où ce que nous avions tenu pour fantastique s’offre à nous comme réel » [17]. Ce qui permet à Bernard Mérigot, dans un article sur l’Unheimliche freudien, de soutenir que l’inquiétant de l’Unheimliche pourrait être le réel lui-même, apparaissant sous une forme que nos conceptions, nos habitudes n’ont littéralement pas prévue – apparaissant donc sous la « réalité » entendue comme ce que nous faisons du réel : « L’Unheimliche apparaît chaque fois que l’on s’éloigne du lieu commun de la réalité » ; alors « l’impossible surgit », or « l’impossible est justement le terme qui sert à Jacques Lacan pour définir le réel. C’est ce qui résiste, insiste, existe indubitablement » [18].

Le sentiment que l’inanimé est doté d’une présence, sinon d’une vie : voilà une autre expression d’une tension qui travaille l’image de la ville vide au cinéma ; voilà ce que la ville-désert retire de sa cinématographicité ; voilà sans doute l’une des raisons pour laquelle elle hante à ce point le cinéma. Et cela, on ne fait pas que l’inférer des propositions freudiennes. Si l’on revient un instant à l’ouvrage de Freud, on n’y trouvera certes pas mention du cas de figure vécu par Claudia dans L’Avventura. Et pourtant, lorsque Freud évoque le cas de la répétition du même, il s’appuie pour la mettre en lumière sur une anecdote personnelle. Un jour, dans une ville où il séjournait pour la première fois, en l’espace de quelques minutes il passa à trois reprises dans une rue bordée de maisons closes, sa présence insistante quoique involontaire finissant par être remarquée. Sans en faire autre chose qu’un détail anodin, visant sans doute seulement à poser le décor tout en accentuant l’atmosphère angoissante de la mésaventure, Freud précise : « par un brûlant après-midi d’été, je parcourais les rues vides et inconnues d’une petite ville italienne » [19]. Il est notable que ce soit dans un tel lieu, dont on a vu que le cinéma travaillait à en faire un nœud phénoménologique où coexistent stase et parcourabilité, qu’ait pu être vécu un moment où, pour ainsi dire, le déplacement prend des airs de sur-place…

 

Disparitions

 

La puissance d’inquiétude du motif de la ville-désert doit sans doute également beaucoup à un affect assez évident dont il est saturé, et que l’on a évoqué à propos du point de vue que le travelling de L’Avventura invite son spectateur à adopter. On soulignait alors la charge de solitude de l’image. Une solitude fondamentale, qui ne saurait être seulement de l’ordre d’une vague impression, puisqu’elle est attestée à l’écran par la texture photoréaliste dont se voit doté ce que Stendhal aurait appelé un « désert d’hommes ». Le sentiment qui affleure dans une telle image, pour s’y maintenir vif, c’est qu’une catastrophe a eu lieu, dont il n’est donné à voir que les traces, qui seraient l’absence même.

Le cinéma post-apocalyptique l’a bien sûr parfaitement compris. Kairo de Kiyoshi Kurosawa [20] ou Ju-On de Takashi Shimizu [21] comportent de telles images. Dès sa scène d’ouverture, le film de Kurosawa invite des visions de quartiers déserts d’où sourd l’angoisse. Michi, la protagoniste, vient de décider qu’elle se rendrait chez Taguchi, un collègue qui n’a pas donné signe de vie depuis quelques jours. Le film la montre alors dans un bus étrangement vide, puis aux abords de l’appartement de son collègue, dans des rues dénuées de toute présence. Elle s’arrêtera un instant devant une porte qui semble scellée symboliquement de ruban adhésif rouge, avant de passer son chemin. Puis, un lent mouvement d’appareil, en contre-plongée, cadrera l’immeuble de Taguchi, le bloc de béton ayant ainsi le privilège d’une opération de figuration qui le dote d’une majesté inquiétante. Là, Michi trouvera son ami mort. Car le film raconte, sans jamais en expliquer les causes, une apocalypse lente : une épidémie de suicides s’empare du Japon et, petit à petit, vide la ville. Mais avant les visions les plus angoissantes de la mégapole déserte, jonchée ici ou là de quelques corps sans vie, le film, avec ces images d’un quartier étrangement vide à cette heure du jour, installait donc dès son entame une atmosphère de terreur muette (fig. 3).

 

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[14] Michelangelo Antonioni, L’Avventura, Cino Del Duca/Produzioni Cinematografiche Europee/Société Cinématographique Lyre, Italie/France, 1960.
[15] Henri Maldiney, Regard, Parole, Espace, Op. cit., p. 265.
[16] Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté (1919), Chicoutimi, Les Classiques des sciences sociales [Editions numériques], 2014, p. 31.
[17] Ibid., p. 26.
[18] Bernard Mérigot, « L’inquiétante étrangeté. Notes sur l’Unheimliche », Littérature, vol. 8, n° 4, 1972, p. 101.
[19] Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté, Op. cit., p. 21.
[20] Kiyoshi Kurosawa, Kaïro, Daiei/Hakuhodo/Imagica/NTV, Japon, 2001.
[21] Takashi Shimizu, Ju-On, Pioneer LDC/Nikkatsu/Oz Company/Xanadeux, Japon, 2002.