Gestes en suspens. Le temps comme matière
du monde dans le cinéma de Jeff Nichols

- Sophie Lécole Solnychkine
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Fig. 9. Shotgun Stories, 2007

Fig. 10. J. Nichols, Shotgun Stories, 2007

J. Nichols, Loving, 2016

Le cinématographique travaillé par le photographique

 

Il faut alors envisager la manière dont de nombreuses images, chez Nichols, se signalent par une forme d’insistance du photographique à même la bande-image des films. Ces plans, le plus souvent représentant des éléments naturels (mais aussi certains objets artefactuels), sont saisis en gros plan ou en très gros plan, sont fixes, et ressemblent à ce que l’on pourrait qualifier de photographies animées. L’admiration de Jeff Nichols pour les photographes américains Stephen Shore et Joel Sternfeld est bien connue. Ces deux artistes sont caractéristiques de ce qu’il serait loisible de qualifier d’esthétique du vernaculaire américain. De cette esthétique, les décors emblématiques de Jeff Nichols ressortissent à de multiples égards. Cependant, ce n’est pas tant cette proximité iconographique (qui est pourtant grande) qui retiendra ici mon attention, mais plutôt l’insistance d’une logique photographique qui s’exprime dans les images filmiques de Nichols, logique qui vient travailler à même le continuum des images.

Dans Shotgun Stories, l’une des séquences qui se déroule dans l’entreprise de pisciculture débute, comme souvent, par un gros plan, fixe, sur un cadran, plan qui pourrait tout à fait être une photographie de Shore ou de Sternfeld (fig. 9). Seul le son semble indiquer que nous sommes ici devant une image mobile, dotée d’une temporalité, qui capte le mouvement du réel, quand bien même celui-ci serait immobile. Un raccord dans l’axe avec le plan suivant remplace le cadran par un filtre à eau rejetant de l’eau à gros bouillons, dans la continuité sonore du premier plan. Il est ici intéressant de saisir comment la logique cinématographique vient, en retour, travailler ce que l’on pourrait qualifier de « plans-photo », de l’intérieur. Les deux natures d’images, fixe et mobile, photographique et cinématographique, se rejoignent ici, coexistent dans la séquence, pour déterminer, peut-être, une modalité particulière de stase : modalité non plus d’ordre narrative, mais proprement esthétique.

Dans cette façon qu’à Jeff Nichols de pénétrer dans les séquences par des gros plans, se manifeste aussi une insistance du détail, qu’accentue la présence photographique, jusqu’à endosser une forme d’hyper-présence. Ecartant ou distanciant le central dans ses mises en scène, reléguant les éléments narratifs à la périphérie du récit, Nichols opère une forme d’échange ou de conversion dans laquelle le détail devient central. Endossant, comme on l’a vu plus haut, une fonction de synecdoque, il permet aussi, par une forme de rémanence des images, la circulation de motifs qui, de film en film, refont surface, en emmenant avec eux, par des effets de viscosité [14], des processus de sens qui lient souterrainement les œuvres les unes aux autres. Dans Shotgun Stories, une brique, dont l’image suit directement l’annonce brutale de la mort du père Hayes par la mère de la première fratrie, est fichée au beau milieu d’une flaque de boue craquelée, en guise de pierre tombale (fig. 10). Elle réapparaît dans Loving, cette fois enveloppée de pages de magazine, en l’occurrence le reportage du magazine Life consacré aux époux Loving. Déposée sur le siège avant de la voiture de Richard, elle emmène avec elle le deuil dont elle était la marque dans le premier film, redoublant ainsi le signe de menace létale adressé au couple. Cette insistance du détail, qui évince une scène explicite pour lui substituer une logique signifiante différente, rejoint l’expression fameuse de Cézanne : « Le torrent du monde dans un pouce de matière ». A condition que ledit torrent puisse rugir doucement

 

Gestes cinématographiques : le genre en suspens

 

En guise de conclusion, j’aimerais revenir quelques instants à la question d’une forme de déroute générique, évoquée en introduction de ce texte. Il y a, dans les films de Nichols, une façon de se tenir dans le genre, mais comme en creux, de bifurquer vers un ailleurs dès que la logique générique semble prête à ronronner. Mais aussi d’expérimenter le croisement des genres, en en explorant les nécessités internes. Loving, par exemple, évite toutes les scènes canoniques du biopic, mine la dramaturgie habituelle du film de procès, s’attelle à la reconstitution d’une époque tout en n’étant ni un film historique, ni un film en costumes. Mud investit, en les croisant, la chronique sociale, la fable onirique et le récit initiatique façon Mark Twain. Midnight special se tient à la lisière de la science-fiction, du thriller et du road-movie, tout en court-circuitant leurs logiques actantielles spécifiques. Si le film évoque, par certains aspects, le Starman de Carpenter, c’est en se détachant totalement du lyrisme caractéristique de cette SF des années 1980. Take Shelter grève le canevas d’une chronique familiale réaliste d’images de film-catastrophe ou de film d’horreur. Enfin, Shotgun Stories métisse l’ Americana, genre qui traverse par ailleurs les cinq films, de film de vengeance et de drame familial.

Traversant ces multiples genres sans perdre de sa cohérence dans ce qui aurait pu n’être qu’un éparpillement kaléidoscopique, un ensemble thématique structure toute l’œuvre de Jeff Nichols : l’attachement au vernaculaire américain, à la réalité quotidienne saisissant les gestes du travail (agriculture, pisciculture, chantiers de travaux publics, maçonnerie), la peinture d’une classe laborieuse paupérisée peinant à construire son avenir, la contemplation d’un Sud languide et désœuvré, parmi lesquels des personnages en quête de repos sont à la recherche d’un lieu d’enracinement, d’un abri pour leur famille. A chaque film, c’est avec retenue que la caméra de Nichols aborde le drame que vivent ses personnages, comme en regardant ailleurs, en travaillant le récit souterrainement, afin d’éviter les moments dramatiques attendus. « Le suspense est » effectivement, « un leurre » [15] chez Nichols : ses films mènent ailleurs, semblant obéir à la loi générale de bifurcation énoncée dans un entretien donné par le cinéaste aux Cahiers du Cinéma : « Quand j’arrive là où un film est censé aller, je change de plan » [16]. Cette manière d’entretenir un attachement au genre, tout en le sapant par une forme qui hésite entre suspension et rétention, situe le cinéma de Nichols dans un aller-retour constant entre classicisme et expérimentation, dans lequel la logique stasique s’exerce d’une façon singulière et fondatrice.

 

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[14] Pour une théorie de la viscosité des figures cinématographiques, voir Sophie Lécole Solnychkine, Æsthetica antarctica, The Thing de John Carpenter, chapitre 2, « Viscosités et régimes d’adhérence de l’image », Aix-en-Provence, Rouge Profond, « Débords », 2019, pp. 49-75.
[15] Jérôme d’Estais, Le Cinéma de Jeff Nichols, L’intime et l’universel, La Madeleine, LettMotif, 2017, p. 88.
[16] « Quand j’arrive là où un film est censé aller, je change de plan. Je l’ai fait dans Midnight Special aussi : quand Michael Shannon est sur le point de tirer sur un autre personnage, je change de plan. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé » (Cyril Béghin et Nicholas Elliott, « Avec les Loving. Entretien avec Jeff Nichols », Cahiers du cinéma, n° 730, février 2017).