Virginia Woolf, Abbas Kiarostami :
extase du moment d’être

- Adèle Cassigneul
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Ces images pensives résultent d’un acte scopique méditatif et exigent un savoir regarder. Kiarostami rappelle que Five aurait pu s’intituler « Regarder encore ou Regarde bien ou même Regarde » [44]. Ses images nous entraînent à une contemplation continue qui dévoile des merveilles, l’être-là des choses prises dans le cours du temps. La vie calme, presque arrêtée, cette still life qui capte les « formes immuables de ce qui change » [45] par l’immobilité du cadrage, la permanence de la nature, sa survivance, qui donne accès à un peu de temps à l’état pur. C’est ce que souligne la fin de nouvelle woolfienne, le retour à l’état initial [46]. La surface de l’eau a beau être troublée et produire d’infinies variations d’images, elle demeure et survit. En cela, les œuvres-paysages de Woolf et Kiarostami rejoignent la nature morte, son mystère poétique, et l’incommensurable questionnement qui fait de nous des spectateurs pensifs. Ils nous invitent à la déprise actante, entre une passivité toute relative que nécessite la réception et l’activité stimulée par une implication interprétative. Ils nous enjoignent à une compréhension sensible du monde, à « franchir le gouffre qui sépare l’activité de la passivité » [47].

 

Plis poéthiques

 

Selon Jacques Rancière, la pensivité est un état indéterminé oscillant entre l’actif et le passif : « L’activité est devenue pensée, mais la pensée elle-même est passée dans un mouvement immobile, semblable à la radicale indifférence des vagues de la mer » [48]. Effectivement, la contemplation méditative du miroir d’eau nécessite un certain retrait : l’étang woolfien se trouve en rase campagne et Kiarostami se retire du chahut de Téhéran pour rejoindre les bords de la mer Caspienne. S’absenter du mouvement quotidien du monde garantit une réceptivité exacerbée. Rancière nomme ce retrait « indifférence », « suppression » ou « mise en flottement » [49], qui permet de rendre visible le travail de l’art (plutôt que celui d’un artiste affirmant sa subjectivité).

J’aimerais souligner ce mouvement contradictoire, la présence d’un regard qui au moment de son affirmation s’absente, s’invisibilise. Kiarostami assure que le paysage l’invite à s’arrêter, à le contempler. Il le choisit, l’étonne, le mobilise lui dans sa singularité. Il souligne aussi le rôle de non-intervention du cinéaste, une nécessaire impersonnalité. De même dans sa nouvelle, Woolf met en scène un regard affirmé, celui qui s’absorbe dans la vue de l’étang. Et pourtant le texte se construit à l’impersonnel : « one could not see », « one watched the pool ». L’instance narrative s’impose comme une présence-absence, elle se décale pour faire place et, proposant ainsi une autre aventure intellectuelle, demande au lecteur-regardeur de jouer le rôle d’interprète actif. La neutralité du focalisateur est accueillante, inclusive. Indéfinie, elle est aussi plurielle.

Rancière soutient par ailleurs que « l’image pensive est l’image d’une suspension d’activité », qu’elle contrarie la logique d’action pour privilégier l’expression d’« impression fugitives passives », l’« enchaînement de micro-évènements sensibles » [50]. Cela me semble correspondre aux démarches de nos artistes qui construisent leur poétique sur la réfutation d’une logique narrative orientée, suivant l’enchaînement classique des causes et des effets. Le cinéaste iranien le confirme : « Five est un film narratif, mais sa narration n’est pas de facture classique » [51]. Ce qui fait écho aux propos de Woolf dans son article de 1919, « Le roman moderne » :

 

[…] si l’écrivain était un homme libre et pas un esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il veut écrire et non pas ce qu’il doit écrire, s’il pouvait fonder son ouvrage sur son propre sentiment et non pas sur la convention, il n’y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d’amour ni catastrophe au sens convenu de ces mots […] [52].

 

A la suspension d’activité impliquée par l’image pensive, s’ajoute l’intermédialité. « La pensivité de l’image, c’est alors la présence latente d’un régime d’expression dans un autre » [53]. Kiarostami et Woolf en offrent des exemples probants. Kiarostami affirme que chaque plan de ses « haïkus filmés » [54] est une photographie. « Chaque idée, chaque histoire, doit naturellement être un poème » [55]. Pour sa part, comme je l’ai montré dans mon ouvrage, Woolf construit son œuvre dans l’entre-deux des mots et des images.

Je terminerai en soulignant que la pensivité des œuvres de l’écrivaine et du cinéaste, bien qu’elles travaillent le retrait de l’instance narrative pour mieux s’affirmer participatives, ne sont pour autant pas dénuées d’engagement. Elles sont des actes poéthiques qui conjuguent poétique et politique, éthos et éthique [56]. En effet, la nouvelle woolfienne, par les voix qu’elle ventriloque, cultive une certaine hantise. Les dates qui jalonnent le texte renvoient à des temps où l’Empire britannique glorifiait un patriotisme guerrier (référence aux soldats de 1662, à la bataille de Trafalgar) et faisait profit du colonialisme (référence à la Great Exhibition de 1851). Il y a donc là, latente, une mémoire collective revenante qui survit et fait symptôme. Elle dit l’arrière-plan politique de toute création esthétique ; elle souligne certaines valeurs nationales que l’écrivaine s’acharnera à combattre jusqu’à la fin des années 1930. De la même manière, Kiarostami souligne que dans Five il raconte des histoires personnelles tout en restant spectateur. Secrets cachés dans les plis de l’image, ces histoires sont également liées à un contexte politique réactionnaire connu pour son pouvoir de répression et de censure. Le cinéaste le rappelle avec euphémisme, sa pratique photographique est née pour conjurer les effets de la Révolution islamique de 1979 :

 

Les premières années de la révolution nous ont freinés dans notre travail. Un jour où je n’avais rien à faire, je me suis acheté un appareil photo Yashika bon marché et j’ai pris le chemin de la nature. J’avais le désir de faire une avec elle. Elle me conduisait [57].

 

Continuer à faire de l’image malgré tout – insister sur le droit à photographier ou filmer – s’envisage donc comme un acte de résistance. Une autre forme de déprise actante que ces œuvres troublantes, œuvres-troubles, relaient au spectateur. L’extase des miroirs d’eau sont autant source d’un ravissement poétique qu’un appel à l’éveil de nos consciences. Les histoires naissent des images, à nous de les faire fleurir. Regarde, regarde bien, regarde encore, et pense ! Un message, finalement, qui conserve toute sa charge subversive.

L’extase du moment d’être, dans le déploiement de ses pointes de présent, se déplie en trois temps : avant le texte (ce qui arrête l’artiste et le/la pousse à créer), en texte (retranscription d’événements stasiques) et comme effet de texte (par l’image pensive et la réceptivité qu’elle implique). Elle fait l’épreuve de la durée, soulignant la vanité de toute chose tout autant que la permanence de toute chose. Elle est ce qui (nous) survit malgré tout à travers textes et images.

 

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[44] Abbas Kiarostami, « Around Five : le Making of », Five, Op. cit.
[45] Gilles Deleuze, « Sur Ozu », Op. cit.
[46] Circulaire, la nouvelle se boucle sur elle-même. Elle se termine comme elle commence, avec le reflet du panneau à la surface de l’eau : « A nouveau, tout son centre se couvre du reflet du placard qui annonce la vente de Romford Mill. Voilà pourquoi peut-être l’on aime à s’asseoir et regarder dans les étangs » (Virginia Woolf, « La Fascination de l’étang », Op. cit., p. 211).
[47] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Editions, 2008, p. 18.
[48] Ibid., p. 128.
[49] Ibid., p. 126.
[50] Ibid., p. 128, puis pp. 131-132.
[51] Abbas Kiarostami, « Around Five : le Making of », Five, Op. cit.
[52] Virginia Woolf, « Le roman moderne », L’Art du roman, texte traduit par R. Celli, Paris, Seuil, 2009, p. 12.
[53] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Op. cit., p. 132.
[54] Charles Tesson, « Kiarostami a re-tourné », Les Cahiers du cinéma, n° 575, janvier 2003, p. 29.
[55] Abbas Kiarostami, « Around Five : le Making of », Five, Op. cit.
[56] Jean-Claude Pinson, Poéthique, une autothéorie, Seyssel, Champ Vallon, 2013.
[57] Abbas Kiarostami, Entretien avec Michel Ciment, Abbas Kiarostami. Photographies, Op. cit., p. 7.