Du Cluedo comme mode d’emploi pour
l’« écriture systématiquement interruptive »
de Chloé Delaume

- Michel Bertrand
_______________________________

pages 1 2 3 4
résumé

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Certainement pas [1], septième roman de Chloé Delaume, publié en 2004, juxtapose les récits de trois hommes et de trois femmes enfermés dans un pavillon de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris, récits formatés selon les règles propres au jeu du Cluedo. Les lancers de dés (le plus souvent pipés !) interrompent ex abrupto des récits de vie qui, de ce fait, se réduisent à des lambeaux narratifs a priori privés de sens et de raison, comme le sont en apparence leurs énonciateurs. De surcroît, des rubriques qui ne sont pas corrélées au texte central – cahiers, carnets de bal, courriers… – constituent autant d’arrêts sur image intempestifs. Des tracts, des formulaires, le questionnaire de Proust participent aussi ostensiblement de cette « écriture systématiquement interruptive ».

L’art de conférer au Cluedo une assise fonctionnelle et organisationnelle afin de sans cesse la détourner, la déformer, pour sans cesse y revenir et s’y conformer peut être considéré comme le manifeste esthétique de l’écriture romanesque propre à Chloé Delaume, des Mouflettes d’Atropos aux Sorcières de la république. Une traversée de l’œuvre permet en effet d’identifier ce recours constant à une « écriture systématiquement interruptive » qui procède par la rupture spasmodique du fil narratif au profit de l’image tant physique que mentale suscitée par les maux endurés et les mots employés pour les dire.

Rendre compte des relations suscitées par Chloé Delaume entre le film traumatique des événements relatés et la relation anarchique des émotions éprouvées nous conduira à interroger le canevas compositionnel mis en place dans Certainement pas afin d’identifier les vertus que recèlent les règles du Cluedo au sein du dispositif. Puis, il conviendra d’éprouver la validité du « modèle » pour déterminer s’il est susceptible de permettre de procéder à une lecture rétrospective et prospective de l’œuvre. Enfin, nous explorerons la singularité d’une démarche scripturale qui érige la stase en mode de représentation privilégiée d’une autofiction émiettée, où l’interruption importe davantage que le mouvement.

 

Mise en scène de l’absence

 

Un mort, le Docteur Lenoir, s’adresse dans le préambule du roman à ses six potentiels assassins, six aliénés, tous présents dans le studio, tous absents à eux-mêmes et aux autres. Il rappelle les règles du jeu que les compétiteurs se doivent de respecter en effectuant la partie, non au moyen d’un plateau de jeu, mais en se déplaçant dans les diverses pièces que comporte le pavillon dans lequel ils sont internés. Ces règles sont bien connues : qui a tué le Docteur Lenoir ? Dans quelle pièce du manoir ? Au moyen de quelle arme ? Six suspects, neuf pièces et six armes. Les six suspects sont dénommés officiers et classés de manière ordinale ; ils conservent leur identité propre – Aline Maupin, Mathias Rouault, Marc Glousseau… – et endossent conjointement les patronymes propres au jeu – Mademoiselle Rose, le professeur Violet, le docteur Olive… –. Mais, le jeu est faussé d’entrée : il n’y a en fait que huit pièces, puisque le studio – traditionnellement appelé salle de billard – n’est pas pris en compte, étant le lieu de la stase, non de l’action pour les joueurs ; le Docteur Lenoir, tout en étant la victime de ses assassins, est l’ordonnateur du jeu ; chacun des joueurs n’a en fait tué que lui-même, mais, de cet état de fait, ils n’ont pas encore pris conscience. De surcroît, deux personnages interviennent sporadiquement lors de la partie : la narratrice omnisciente qui guide les pas de chacun sans détenir pour autant un statut officiel et Chloé Delaume qui refuse d’être l’un des personnages de la fiction mais qui ne peut pourtant nier en être l’auteure. Enfin, il y a celle qui veille sur la santé mentale de chacun et qui aura in fine le dernier mot, le docteur Lagarigue.

Une fois la compétition engagée, si l’on se réfère à l’appareil titulaire des parties et des sous-parties, le jeu se déroule conformément aux règles édictées. Ainsi, le premier récit, celui d’Aline Maupin, comprend trois parties – « Mademoiselle Rose » ; « Mademoiselle Rose dans la cuisine » ; « Mademoiselle Rose dans la cuisine avec la clé anglaise ». Les première et troisième parties ne contiennent aucune subdivision. La seconde, en revanche, en intègre un grand nombre. Certaines rendent compte de l’avancée du jeu : « tour 1 (5 + 3, total des dés 8) » ; « tour 2 (4 + 1, total des dés 5) » ; « tour 3 (6 + 3, total des dés 9) » ; et ainsi jusqu’au septième tour. D’autres dérogent à l’ordonnancement de la compétition, séquences systématiquement interruptives qui perturbent l’avancée de la partie ludique et rompent le fil narratif de la partie romanesque : des extraits des cahiers rédigés par Aline, l’insertion d’une circulaire destinée explicitement au lecteur, un glossaire des diverses formes de troubles mémoriels affectant un sujet amnésique. Aucun ordre apparent ne préside à l’insertion des fragments de cahier : le cahier 1 précède le cahier 2, puis le cahier 5, puis de nouveau le cahier 1, le cahier 2, et par deux fois le cahier 1. Ces cahiers sont dotés d’un titre qui renvoient intertextuellement à des œuvres artistiques exogènes dont l’intitulé a été chaque fois insidieusement modifié : « Se souvenir peut-être des belles choses » ; « Ma vie mode d’emploi » [2]. Leur contenu, de manière aléatoire, constitue soit une stase narrative consacrée à un souvenir – des sensations, des affects, des liens relationnels –, soit un récit au quotidien des soins reçus à l’hôpital. Parfois, une stase sensorielle se poursuit par un récit thématiquement motivé, qui lui-même se prolonge par la narration des derniers événements vécus dans le milieu psychiatrique. Ainsi, la dernière mention du cahier 1 débute par une évocation mélancolique des sensations agréables procurées il y a longtemps chez Aline Maupin par la prise de sa première cigarette, puis, le récit infirmant le discours, le présent factuel invalide la véracité de ce passé rêvé et non vécu :

 

Ma première cigarette n’a pas été il y a deux mois. J’ai commencé vers mes quinze ans, pendant des vacances en Bretagne. (…) Ma première cigarette je l’ai allumée en pleine nuit, dans cette pièce un peu froide qui s’appelle le fumoir [3].

 

Le présent étant ainsi réactivé, le récit reprend son cours et évoque tour à tour les relations d’Aline avec le Docteur Lagarigue et les groupes d’internés. Donc, si le recours aux rubriques conduit le texte à orchestrer son avancée en procédant systématiquement par des ruptures soudaines et des reprises tout aussi abruptes, l’espace ainsi circonscrit n’est pas réservé aux seules stases narratives. Sous l’apparente distorsion du récit peut se dissimuler indifféremment une stase suspensive ou une narration qui a sournoisement bifurqué vers d’autres paramètres.

Ce modèle ne saurait néanmoins en constituer un qui serait valable pour l’ensemble du texte. En effet, si chaque section se présente de manière quasi identique, à savoir conformément à la règle édictée par le jeu du Cluedo – Qui a tué ? Dans quelle pièce ? Au moyen de quelle arme ? –, la teneur textuelle varie de l’une à l'autre. A cet égard, la section dévolue au cinquième officier se présente comme une longue stase composée de trois volets. Dans le premier, le narrateur inaugure son discours en déclinant son identité : « Je suis le nombre 324 » [4]. Après avoir effectué une étude comparative du succès public obtenu par les différents nombres au cours de l’histoire, il révèle sa spécificité :

 

Je suis 324, nombre quelconque disais-je, je suis 324 et j’ai mon importance, quand bien même relative. Dans le Cluedo on compte 6 suspects, 6 armes, 9 lieux. Je suis le résultat des trois multipliés. Je suis donc des combinaisons la probabilité [5].

 

>suite
sommaire

[1] Chloé Delaume, Certainement pas, Paris, Verticales, 2004.
[2] C’est nous qui soulignons les transformations opérées.
[3] Chloé Delaume, Certainement pas, Op. cit., pp. 90-91.
[4] Ibid., p. 309.
[5] Ibid., p. 315.