Stase d’écrit, stase d’écran.
Avant-propos

- Philippe Ragel et Sylvie Vignes
_______________________________

pages 1 2 3

Quand même pour Héraclite « le repos ou l’arrêt est une illusion des sens » [5], tous arts confondus, c’est chez Jacques Rancière que nous trouvions un solide soutien théorique à notre commune hypothèse. Parmi les nombreux paradigmes rapportés aux quatorze « scènes » de l’art qu’il visite dans son ouvrage Aisthesis, il en est un, en effet, que le philosophe plus particulièrement isole et qui, depuis le XVIIIe siècle, fait rupture selon lui dans le régime esthétique de l’art : « le suspens des actions et des événements » [6]. Chez tous ces rénovateurs de la danse, du théâtre, du cinéma ou de la littérature que convoque Jacques Rancière dans son ouvrage, passivité, inactivité ou inaction, repos, pause ou détournement de l’action principale, constituent, nous dit-il, autant de tropes visant à nous affranchir du mouvement téléologique du drame et à nous éloigner de « l’action volontaire raisonnée et orientée vers une fin » [7]. Bref, quand il parle du nouveau régime de l’art qui se manifesterait depuis le XVIIIe siècle, dans les quatorze études qu’il propose, c’est souvent d’une esthétique de la stase que traite Jacques Rancière. La conclusion du roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, ne souffre par exemple à ses yeux aucune discussion : les quelques jours que passe Julien en prison, attendant sa condamnation – lesquels le jettent dans un « état suspensif » – agissent, nous dit-il, comme un otium, qui est « proprement le temps où l’on n’attend rien, ce temps précisément interdit au plébéien, que le souci de sortir de sa condition condamne à toujours attendre l’effet du hasard et de l’intrigue » [8]. En somme, dans cette clausule suspensive, Stendhal libère, ou libérerait, c’est selon, Julien (et avec lui le lecteur) de la hiérarchie des objectifs et de la machine causale, pour l’introduire dans un ordre nouveau, un ordre du temps et de l’espace que Jacques Rancière apparente à l’art de « jouir de la vie » [9].

Ce régime de suspension, il est vrai que l’on pourrait en littérature le faire remonter bien au-delà, à seulement considérer par exemple L’Ascension du mont Ventoux de Pétrarque où l’expérience du paysage joue le rôle que l’on sait (certains textes présentés ici reviennent sur la part qu’occupe la rencontre paysagère dans la culture de la stase [10]). Plus près, Jean-Jacques Rousseau, rappelons-nous, lui avait en son temps donné aussi un nom, jusqu’à l’élever au plan d’une espèce de genre littéraire : la rêverie. Il n’a donc pas fallu attendre le Nouveau Roman en littérature et son goût pour les « trous dans le récit » ou le « piétinement » [11], si magistralement illustrés par Claude Simon, pour voir fleurir les stases littéraires. Ni même Georges Perec et les interrogations erratiques de Bartlebooth face au puzzle qui le plongent dans « une sorte d’état second, une stase, une espèce d’hébétude tout asiatique » apparentée à une « impression de grâce » où il a la « sensation d’être un voyant » [12]. Comme l’a fait le cinéma dit « moderne » en écho au Nouveau Roman « où raconter [était] devenu proprement impossible » [13], la fiction contemporaine semble toutefois tendre à souligner et multiplier ces trêves suspensives, effet d’accumulation qui les a alors rendues plus manifestes : les moments de rêverie sont ainsi au cœur de ce que Jean-Yves Tadié appelle « le récit poétique » dont ils constituent une sorte de paradoxal moteur immobile, et les illustrateurs de ce que René Godenne nomme « la nouvelle-instant », parasitant l’action, conduisent, comme la poésie, vers des profondeurs plutôt que vers l’avant. Similairement, sous la plume de nombreux écrivains d’aujourd’hui, des moments de contemplation décisifs, épiphanies sensibles et autres « petites scènes capitales » [14], pour le dire avec Sylvie Germain, viennent faire trou dans le récit par la violence même de leur statisme. D’autres tentent, au moyen d’innovations stylistiques audacieuses, de dire l’instant prodigieusement dilaté par la force d’une émotion tandis que le cours du temps ordinaire entraîne déjà cette « capsule » vers un devenir (pour reprendre le terme de Maylis de Kerangal).

Mais il convient de ne pas s’exagérer l’importance de ces paliers historiques. Ecritures de l’imagination, qui, nous dit Bachelard, est une « puissance majeure de la nature humaine » [15], il semblerait bien que l’épique, comme l’art romanesque et surtout poétique qui, lui, suggère plus qu’il ne dit, aient ainsi cultivé un certain art de la stase depuis l’origine même des mises en récit. D’ailleurs, dès lors que les valeurs de temps s’en mêlent, soumettre le lecteur, l’auditeur ou le spectateur à des moments de relâche dramatique où quelque chose d’essentiel se nouerait pour l’œuvre, autrement dit le soumettre à des moments de stase, ne constituerait-il pas le plus bel horizon des productions artistiques soumises à une logique de durée ? Rappelons-nous, dans Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, Minnelli, 1952), la réponse du réalisateur Whitfield à son autoritaire producteur Jonathan Shields qui estime que toute une dimension lui a échappé dans la scène qu’il vient de tourner : « Je pourrais faire de cette scène l’apogée du film. Mais je serais un mauvais réalisateur. (…) Un film n’est pas seulement une suite de moments forts. C’est une construction globale où il faut savoir ralentir ». N’en est-il pas de même avec Eisenstein qui vers 1940 renie en partie son montage « bondissant » pour lui préférer ce qui en 1925, dans Le Cuirassé Potemkine, apparaissait bien comme une excroissance politiquement incorrecte, à savoir la séquence des brumes d’Odessa, moment de stase paysagère inattendue où trouve à s’exprimer cette écriture d’essence musicale qu’il nomme à l’heure de ses nouvelles recherches « la non-indifférente nature » [16] ?

Si conduire un récit avec lenteur, tendre à une espèce de fixité, d’immobilité narrative ne compromet en rien l’autorité de la clepsydre, il n’en reste pas moins qu’avec ce geste c’est dans une qualité de temps autre que métronomique que l’on pénètre. Car il est bien certain que, dans la construction poétique de la stase, un temps poétique est à l’ouvrage. Un temps non plus inféodé aux logiques de productivité et d’efficacité narratives chères au strorytelling par exemple, mais qui retient des moments de temps, son écoulement même, un temps en quelque sorte plus organique, matériologique, sculptant par son rythme, pour paraphraser Tarkovski, la pression qu’il exerce sur sa propre durée [17]. Gonflée de la longue trajectoire où elle chemine, avec la stase l’action, ainsi, n’abdique pas mais se dépose, se met en suspens, en roue libre, selon un mouvement qui change alors de nature.

Lors de ces moments où les mobiles du scénario apparent passent en quelque sorte au point mort, nous pénétrons des mondes fictionnels où il ne s’agit plus d’exercer une pression sur le discours ou les enjeux du drame, mais de vivre une expérience spatio-temporelle poétique et sensible. Dans un esprit bachelardien, nous aurons l’occasion de découvrir avec certains textes présentés ici combien la présence des éléments prend alors le pas sur le schéma des constructions dramatiques habituelles pour révéler de nouveaux modèles d’intensification où la narration extensive passe en position non plus secondaire mais cardinale. C’est ce que nous proposons de voir à la faveur des deux entrées thématiques qui structurent l’ensemble des textes présentés ici selon une logique dialectique chère au projet d’origine mêlant littérature et cinéma : « Interruptions, distensions et distorsions narratives » et « suspens poétique ».

 

>suite
retour<
sommaire

[5] Héraclite, Fragments, Paris, PUF, « Epiméthée », 1986.
[6] Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Paris, Galilée, 2011, passim.
[7] Ibid., p. 16.
[8] Ibid, p. 68.
[9] Ibid, p. 62.
[10] Dans son dernier ouvrage (Le Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique, Paris, La Fabrique éditions, 2020), Jacques Rancière ne manque pas de le rappeler, notamment à propos du concept d’intricacy dans la culture du paysage et l’esthétique du jardin du XVIIIe siècle, où éléments de premier plan (il prend l’exemple topique du lac) et d’arrière-plan (ses bords) peuvent se fondre l’un dans l’autre par des effets de reflets (ceux du décor environnant sur la surface du lac, pour prolonger le même exemple) ou encore d’écrans végétaux masquant les limites du plan d’eau proprement dit. Pour le promeneur de l’époque, rappelle-t-il en citant le pasteur Gilpin, un tel spectacle d’intrication « suscite dans l’esprit une sorte de tranquillité enthousiaste qui étend sur la poitrine un doux consentement de soi, une suspension paisible des opérations de l’esprit […] » (p. 79). Et Jacques Rancière de remarquer alors : « Ce qui produit cet état suspensif, c’est une puissance générale indistincte où se perd l’individualité des objets et de leurs qualités » (pp. 79-80).
[11] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, « Critique », 2013, p. 29.
[12] Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Le Livre de poche, 2017, p. 388.
[13] Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Op. cit., p. 31.
[14] Sylvie Germain, Petites scènes capitales, Paris, Albin Michel, 2013.
[15] Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, « Quadrige », 2014, p. 16.
[16] Sergueï M. Eisenstein, « La musique du paysage et le devenir du contrepoint du montage à l’étape nouvelle », La Non-indifférente nature/2, Paris, 10/18, 1978.
[17] Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Paris, Editions de l’Etoile/Cahiers du Cinéma, 1989, p. 113.