Josephine Peary : le récit colonialiste
dans l’autobiographie photo-illustrée
pour les enfants

- Paul Edwards
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Fig. 7. Anonyme, « The Women Kissed her
Hands
», 1902

Fig. 8. Anonyme, « Made believe
he was a White Boy
», 1902

Fig. 9. Anonyme, « Ah-ni-ghi'-to and One
of her Brown Fur-clad Friends
», 1902

Fig. 10. Anonyme, « Eskimo toys carved
from the teeth of the walrus
», 1903

Fig. 11. Anonyme, « Winter in the
Snowland
», 1902

Le bébé blanc est l’objet des plus vives attentions, mais tout est présenté selon le prisme de l’exotisme : explorateurs et indigènes s’émerveillent mutuellement en s’observant (figs. 7, 8 et 9). Le bébé blanc est exotique à 77’ 44’’ Latitude Nord ; l’enfant inuit est exotique en costume occidental. La photographie catalyse l’imagination. Les photos reproduites dans les livres pour enfants ne sont évidemment pas à caractère scientifique. L’expédition n’était pas principalement anthropologique, même si Frederick Cook fut mandaté par le Musée d’Histoire Naturelle pour mener une recherche ethnographique, et qu’à cette fin, pendant les hivers désœuvrés, furent prises des photos ainsi que des mesures anthropométriques des indigènes posant nus contre un fond neutre [42]. Certaines d’entre elles figurent dans les publications de Robert Peary [43], qui en pris aussi par « amusement » [44]. Pas de nudité, en revanche, chez Josephine Peary, qui s’offusque dans son journal que les Inuits se mettent nus une fois sous leur tente, même en compagnie.

De sa vie chez les Inuits au nord du Groenland, elle reproduit les photos des huskies, des animaux morts (narval, morse, ours blanc, phoque), les tentes, les paysages, les fleurs, les météorites, les bateaux, les outils, les jouets en ivoire de morse, les vêtements, mais surtout sa fille et les enfants. Il n’y a ni reportage, ni reconstruction, ni étude de mœurs à proprement parler. Le genre s’apparente à celui des photos de famille et à celui des photos de voyage. Elle avait accès aux photos prises par son mari, en plus des siennes, et son choix répond à ses priorités. On voit des objets, mais pas de relation entre ces objets, pas de faits sociaux ou de relations sociales, rien sur la relation de pouvoir inégale entre le Commandeur Peary et les hommes et femmes qu’il fit travailler pour lui. Les Inuits et leur monde sont un décor, le décor gentillet d’une enfant qui grandit dans un environnement protecteur. A ce titre, se lit partout en filigrane le mythe du « bon sauvage », explicite dans son journal :

 

Have these poor ignorant people, who are absolutely isolated from the rest of humanity, really benefited by their intercourse with us, or have we only opened their eyes to their destitute condition ? I hope the latter is not the case, for a happier, merrier set of people I have never seen ; no thought beyond the present, and no care beyond that of getting enough to eat and to wear [45]
Ce pauvre peuple ignorant, totalement isolé du reste de l’humanité, a-t-il réellement profité du contact avec nous, ou avions-nous seulement ouvert leurs yeux au fait qu’ils manquent de tout ? J’espère que ce n’est pas le cas, car je n’ai jamais rencontré de gens plus gais et plus sociables : seul le moment présent les occupait, sans aucun autre souci dans la vie que de se nourrir et se vêtir.

 

Une de particularités des livres de Joséphine Peary est cette adéquation entre le monde quelque peu féerique du récit pour enfants, et celui appartenant au mythe infantilisant du bon sauvage, selon lequel les Inuits n’auraient « aucun souci », comme des enfants sur lesquels veillent leurs parents ou une administration supposée bienveillante. En somme, le paternalisme associé au colonialisme, s’il n’est pas maternant, relève ici autant de l’héritage des attitudes orientalistes que d’une relation mère-fille sur laquelle mise l’auteur.

 

Les controverses, les ellipses et le portrait spectral

 

Il n’est pas surprenant que Josephine, dans un livre pour enfants, ne fasse aucune mention du commerce des fourrures ou du pillage des ossements. Selon la logique colonialiste, raciale, la culture la plus forte en armes, en technologie, et en sciences académiques a le droit de prendre, de mettre en valeur, et de « révéler au monde entier » [46] ce qui l’intéresse [47]. Pour éviter toute polémique, tous les objets culturels mentionnés, ramenés et photographiés (collier en ivoire ou poupée) sont des cadeaux, offerts à sa fille (fig. 10).

Au sujet du vol des météorites en 1895 et 1897. Robert Peary savait que les météorites servaient encore aux Inuits, et on lui avait même fait une démonstration de la manière d’en extraire le fer [48]. Il eut l’idée de présenter les météorites au musée avec un diorama montrant des Inuits à l’œuvre sur la pierre ferreuse, et il prit des photos d’Inuits assumant des poses appropriées [49]. Mais, lorsqu’il revient sur cet épisode, il met systématiquement l’accent sur la désuétude de cette coutume [50], sur la volonté des Inuits de l’aider [51], et sur l’intérêt scientifique de ramener à un musée occidental la plus grosse météorite au monde (croyait-il). Josephine raconte brièvement l’enlèvement des deux plus petites météorites en 1895, et reproduit les photos qui les montrent in situ ; en revanche, elle les présente comme des curiosités antiques, et elle s’attarde surtout sur la légende qui veut que ceux qui tentent de les déplacer trouvent la mort : « The force and weight of the sledge must have carried it under the unbroken ice, for neither men nor dogs were seen again » [52] (« La vitesse et le poids durent emporter le traîneau sous la glace, car ni les hommes ni les chiens ne purent remonter à la surface »). Cette légende est racontée différemment selon les auteurs [53] : les Inuits qui voulaient ramener chez eux le bloc de fer perdent soit la pierre, soit leur traîneau, soit leurs chiens, soit la vie, et la version extrême de la légende choisie par Joséphine lui permet à la fois d’insister sur l’impossibilité des Inuits de s’approprier les météorites – puisqu’elles se trouvent loin sur une île peu accessible –, et le courage de Robert qui sut dompter les éléments, déjouer l’enchantement maléfique, et vaincre la volonté des dieux. En 1897, le refus des Inuits de monter à bord du vaisseau qui transportait la météorite de trente tonnes s’explique selon elle par le mauvais sort qui menace l’entreprise contre-nature : « […] they could not be persuaded to come on board ship. They felt very sure the vessel would sink and all be lost, as were the men, sledge, and dogs that were taking away the iron woman’s head » [54] (« Ils refusèrent de monter à bord, malgré toutes les protestations. Ils étaient persuadés que le navire coulerait avec tout à bord, comme les hommes, le traîneau et les chiens qui avaient péri lorsqu’ils emmenaient la tête de la femme de fer »). Or on sait que les Inuits montèrent dans le vaisseau, puisque six d’entre eux firent le chemin fatidique jusqu’aux Etats-Unis. Nulle photo de l’exploit long et compliqué qui consista à déplacer une masse de trente tonnes sur voie ferrée et vaisseau, seulement une photo d’une nuit polaire étoilée, comme pour suggérer une étoile filante et l’origine céleste de la météorite (fig. 11). C’est d’ailleurs le langage qu’emploie Robert, lorsqu’il affirme que la pierre provient du « visiteur céleste ». En tant que bolide extraterrestre, il appartient donc à toute la planète, à l’Homme et au musée de l’homme (à New York).

 

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[42] La soirée du 28 octobre 1891 se passa à prendre des photos au flash des Inuits et des mesures anthropométriques (J. Peary, My Arctic Journal, Op. cit., p. 74). Robert se remet à photographier les Inuits le 21 janvier et le 5 avril 1892 (Ibid., pp. 105 et 122). Le 6 juillet 1892, Cook s’occupe de photographie ethnologique et, en l’absence de son mari, Josephine l’aide (Ibid., p. 164).
[43] Des photos sont reproduites dans R. Peary, Northward, t. 1, Op. cit., pp. 174 176 ; t. 2, pp. 359, 362-363, 365-367.
[44] A propos de ses activités pendant l’hiver 1894, Robert Peary écrit : « […] and when, as frequently happened, a considerable number of natives was visiting us, there was always information to be obtained from them, and more or less amusement in taking their pictures. / I continued work on the ethnological photographic record of the tribe as in the previous winters, but now that new subjects were comparatively scarce, it gave me an opportunity for an auxiliary series of pictures showing action, special positions, characteristics, etc. » – « […] et lorsqu’un grand nombre d’indigènes nous rendaient visite, ce qui arriva fréquemment, il y avait toujours des renseignements utiles à apprendre, et un certain amusement à les prendre en photo./J’ai continué à travailler sur l’enregistrement photographique, ethnographique, de la tribu, comme aux hivers précédents, mais maintenant que les nouveaux sujets se faisaient comparativement rares, j’avais l’occasion d’effectuer une série parallèle d’images montrant de l’action, des positions spéciales, des caractéristiques, etc. » (R. Peary, Northward, t. 2, Op. cit., p. 361).
[45] J. Peary, My Arctic Journal, Op. cit., p. 207.
[46] Josephine Peary justifie le rapt des météorites en disant « qu’en Amérique, tout le monde pourrait les voir » : « […] Ah-Ni-Ghi’-To’s father thought he would like to take them back to America, where everyone might see them […] » (Ibid., p. 46).
[47] On trouve chez Robert Keely et G.G. Davis la description des profanations de sépulture avec vol d’ossements, d’un corps momifié, et de « votive offerings » (In Arctic Sees, Op. cit., pp. 125 126, 206). La justification selon eux : « The skulls and other anthropological material which we were fortunate enough to obtain have proved a most useful addition to the fine collection now in the Academy’s museum. […] Every separate object, whether an Eskimo child’s toy or a meteoric mass, has its value in the eyes of the true scientist, who knows where each belongs in the great economy of nature » (p. 214) – « Les crânes et autres éléments anthropologiques que nous avons eu l’heur d’obtenir se sont révélés de très utiles additions à l’excellente collection qui se trouve actuellement au musée de l’Académie. […] Chaque objet individuel, qu’il soit le jouet d’un enfant esquimau ou une masse météorite, a sa valeur aux yeux du savant véritable, celui qui sait où chaque chose trouve sa place dans la grande économie de la nature ». L’ambiguïté de l’expression « where each belongs » – « où chaque chose trouve sa place » suggère fortement que les biens culturels d’un peuple sont la propriété légitime d’un « savant véritable », selon la logique raciale qui sous-tend tout l’ouvrage.
[48] Voir R. Peary, Northward, t. 2, Op. cit., pp. 127-128, 146 et 614.
[49] Robert Peary pensait monter au musée « a life-size grouping representing the ancient method of utilizing them » – « un groupe à taille réelle montrant la méthode ancestrale de s’en servir » (Ibid., pp. 614-616.)
[50] Par exemple : « For several generations […] no use has been made of the iron of these meteorites by the natives […] » – « Cela fait plusieurs générations […] que les indigènes ne se servent plus de ces météorites et de leur fer […] » (Ibid., p. 561, et voir p. 612, et photo p. 613).
[51] « […] my Eskimo allies […] assisted in every possible way, and never interposed the slightest objection to my removal of their heavenly guest […] » – « […] mes alliés inuits […] m’ont assisté par tous les moyens, et n’ont jamais soulevé la moindre objection à mon entreprise d’enlever leur visiteur céleste […] » (Ibid., p. 574).
[52] J. Peary, The Snow Baby, Op. cit., p. 66.
[53] Dans la version de Robert Peary, ce sont les chiens qui meurent (R. Peary, Northward, t. 2, Op. cit., p. 561). Marie Peary a retenu la version la plus favorable à son père (M. Peary, The Snowbaby’s Own Story, Op. cit., pp. 28-29).
[54] Ibid., p. 70.