Rejouer l’enfance, retourner les images,
renaître en cinéma : le pari autobiographique
dans L’Image manquante de Rithy Panh
- Olivier Besse
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La logique spatiale contamine ainsi progressivement le principe de la linéarité narrative ; les séquences, obéissant à l’esthétique de tableaux filmés, dressent une véritable topographie de la mémoire. Les décors successifs, inspirés du dispositif optique pré-cinématographique du diorama, reposent sur un effet de clôture, de fixité et de frontalité ; les mouvements de caméra, assez rares, consistent, pour la plupart d’entre eux, en des travellings et panoramiques latéraux très lents. L’effet de suspension temporelle lié à la fixité des saynètes avec figurines, est par ailleurs redoublé par la circularité du montage, et la scansion particulière que la voix impose aux images.
La confrontation à ces visions pétrifiées, hypnotiques, ne peut en effet qu’affecter le récit mémoriel. Le commentaire de L’Image manquante, écrit en collaboration avec Christophe Bataille, est la reprise et l’adaptation d’une matière autobiographique déjà modelée par le romancier « distributeur de mots » [25]. Conçue pour être proférée, projetée sur un monde de fantômes, l’écriture, la réécriture de Bataille vise au dépouillement, à l’épure ; alors que L’Elimination multipliait les repères historiques, L’Image manquante privilégie le fragment, l’ellipse, élevant le témoignage à la dimension d’une fable tragique, d’un conte cruel.
L’autobiographie filmée requiert donc la fabrication d’images icônes mais aussi la convocation d’images d’archives. Rithy Panh puise ainsi dans une réserve visuelle et sonore très hétérogène la matière d’un récit de soi, « par défaut ». Ces « images de seconde main » sont retournées, réinvesties, modelées : projetées au sein du théâtre miniature, les images du passé, des multiples strates du passé, font irruption sur le mode de la hantise ou de la nostalgie. Les archives de propagande khmère rouge, « ces images qui ne manquent pas » [26], images rémanentes du cauchemar, font ainsi effraction plein cadre ou incrustées sur des écrans miniatures assurant le point de convergence des regards du spectateur enfant et du narrateur adulte. Le montage crée des jeux d’échos et d’écarts, des courts-circuits visuels entre la scène de l’Histoire et le petit théâtre familial, mais aussi entre « l’image-témoin » (l’archive) et « l’image mentale du témoin » [27] (les tableaux restitués). L’écart, à la fois chromatique et plastique, se voit renforcé par l’opposition d’échelle.
Par ailleurs, le récit se constitue lui-même en archive par la fabrication d’un régime visuel inédit, fondé sur l’hybridation des deux types d’images. A intervalles réguliers, des figurines sont insérées, via un procédé de transparence, au sein des plans d’archives. La destinée personnelle et familiale fait ainsi retour sur la scène de l’Histoire où elle se voit littéralement projetée et inscrite (fig. 21). Le cinéaste-témoin fait repasser le film cauchemardesque des années de terreur en y intégrant la figure des disparus, proches ou anonymes : les images, icônes précaires, viennent alors se greffer sur les documents « officiels » pour donner à voir une histoire à hauteur d’homme, un récit de réparation qui accorde enfin une place aux individus. La démarche autobiographique est aussi et d’abord pour Rithy Panh un acte politique. Il s’agit, par le truchement d’un regard personnel, de redonner sa visibilité à un peuple disparu, à une culture détruite, incarnée par la figure de la danseuse Apsara (figs. 22 et 23). L’icône d’un cinéma populaire, dont Rithy Panh tente de reconstruire les vestiges, cristallise les multiples facettes que le « je » donne à voir de lui-même, entre reconstruction mythique, fiction compensatrice et autoportrait en creux : symbole de la naissance d’une vocation pour l’enfant, figure fantasmatique et bienveillante pour le prisonnier, elle est aussi l’emblème d’un patrimoine cinématographique dévasté pour celui qui est par ailleurs le fondateur du centre Bophana [28].
Remonter le temps revient ainsi, pour le sujet-cinéaste, à re-monter les images, toutes les images, y compris les siennes. L’Image manquante esquisse, en dernier lieu, une forme d’« auto-filmographie ». Rithy Panh réemploie en effet des plans issus de ses œuvres précédentes (documentaires ou fictions) comme autant de greffons visuels qui forment le tissu conjonctif de son film-somme. Coupés de leur contexte originel, ces plans se chargent alors d’une dimension métaphorique. L’exercice de rétrospection transforme ainsi les images des films passés en archives intégrées à la matière des souvenirs au même titre que les événements vécus. En retour, la présence de ces auto-citations fait apparaître des jeux d’échos, la récurrence de motifs obsédants au sein des films de Rithy Panh ; L’Image manquante agit alors comme une sorte de point d’optique à partir duquel le cinéaste regarde sa vie et son œuvre se confondre.
En délaissant provisoirement le terrain du réel, et en retournant la caméra contre lui, Rithy Panh fabrique de façon artisanale une forme de « documentaire intérieur » [29] ; la parenthèse autobiographique est donc bien moins une vacance d’œuvre qu’un moment de révélation, une œuvre-bilan, éminemment réflexive. Le retour vers l’enfant, l’appel de l’enfance signifient tout sauf une régression formelle de la part du cinéaste : L’Image manquante dévoile le point aveugle vers lequel converge toute son entreprise d’arpentage de la mémoire cambodgienne. Moment-charnière plutôt que rupture, le film témoigne de l’intériorisation, de l’adaptation à la première personne, d’un dispositif qui travaille en profondeur son cinéma. Le lieu construit par L’Image manquante est à la fois celui d’un repli du sujet et d’une réinvention de soi, par les outils du cinéma. Le pari autobiographique autorise les expérimentations plastiques et filmiques les plus audacieuses, conciliant tournage numérique et éléments pré-cinématographiques. Rithy Panh scénariste, plasticien, « designer » [30] de L’Image manquante, inscrit sa marque dans l’espace filmique à tous les sens du terme en façonnant et en fictionnant les images. Le théâtre miniature, projection d’un théâtre mental, est d’abord un tombeau : il s’agit pour le survivant d’offrir un lieu de mémoire aux siens et à tous les disparus ; c’est aussi un atelier, au sein duquel le sujet renaît en cinéma en donnant son « je » en partage.
[25] Interview de C. Bataille, « Rithy Panh vit dans la mort, c'est un rescapé », Télérama, 09 octobre 2013.
[26] L’Image manquante, Op. cit., p. 51.
[27] S. Denis, Le Cinéma d’animation, Paris, Armand Colin, 2011, p. 207.
[28] Créé en 2006 à Phnom Penh, à l’initiative de Rithy Panh, le Centre Bophana, assure la collecte et la sauvegarde des archives audiovisuelles cambodgiennes.
[29] J’emprunte cette formule à Roger Odin, qui l’emploie à propos du film de Frédéric Mitterrand, Lettres d’amour en Somalie, 1981. R. Odin, « Le Documentaire intérieur. Travail du JE et mise en phase dans Lettres d’amour en Somalie » dans Cinémas : revue d’études cinématographiques/Cinéma : Journal of Film Studies, vol. 4, n°2, hiver 1994, pp. 82-100.
[30] C’est ainsi qu’il est crédité dans le générique de fin.