Formes de l’illustration au XVIIIe siècle :
la ligne et la page ?

- Benoît Tane
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La gravure d’illustration ne recourt pas à cette technique mais elle fera appel rapidement à la « manière noire », notamment en Angleterre dans les années 1700-1750, puis en France. Or celle-ci constitue un retournement de la logique de la gravure : ce n’est pas la composition qui est reportée d’abord sur la plaque mais une préparation uniforme qui consiste à grainer l’ensemble de la plaque au berceau, un ciseau garni de petites pointes, de telle sorte que l’encre puisse être partout retenue ; un passage sous la presse à partir de cette préparation donnerait un tirage entièrement et uniformément noir. On trace ensuite la composition en écrasant le grain, en faisant ainsi apparaître des zones de blancs et toutes les nuances de gris. Cette technique a en outre été à l’origine d’innovations en matière de couleurs, en permettant une quadrichromie plus efficace que celle pratiquée sur bois de longue date ou que la mise en couleurs « à la poupée ». Par rapport à cette dernière, qui consiste à encrer la même plaque de zones de couleurs différentes, la quadrichromie impose de réaliser une plaque par couleur – trois couleurs primaires et le noir – et de les passer successivement sous la presse pour imprimer la même feuille. Dès 1720, Le Blon l’associe à la « manière noire », en Angleterre puis en France, avant que Gautier-Dagoty ne prenne le relais [8]. Un tel procédé était surtout réservé aux grandes estampes de reproductions et aux planches scientifiques pour des raisons économiques, et la gravure d’illustration de petit format, fût-elle de reproduction, fût-elle une estampe, doit compter sans cette dimension essentielle de l’image…

L’estampe en noir et blanc entretient de fait une relation ambiguë avec la couleur, notamment par rapport à la page de texte. Indépendamment de cette technique spécifique de la « manière noire », le rapport à l’encrage et aux nuances – aux couleurs du noir – est radicalement différent dans l’estampe et dans le texte. Dans la gravure, on encre la totalité de la plaque avant de l’essuyer soigneusement de telle sorte que ne subsiste de l’encre que dans les tailles. A l’inverse, le texte n’est encré qu’en surface, sans autre nuance que la possibilité de faire un tirage trop pâle si le travail est mal fait. Avec l’estampe, chaque partie de la plaque peut donner un résultat différent si l’essuyage n’est pas uniforme ; il ne doit pas en outre être trop marqué si l’on veut conserver une quantité d’encre suffisante qui fait sur le papier une épaisseur variable selon la profondeur des tailles et, partant, des noirs plus ou moins profonds. Le noir y devient surtout une couleur paradoxale que Jean Laran évoque longuement, avant de préciser :

 

Les ombres les plus fortes devront donc être faites non d’aplat, mais de tailles, aussi serrées, aussi enchevêtrées qu’on voudra, suffisamment détachées cependant pour laisser subsister entre elles des lignes ou des points lumineux. La planche restera tissée de traits, ce qui n’assure pas seulement l’unité de l’écriture, mais aussi la vie et la beauté des noirs. Car, contrairement à ce qu’on peut croire, les beaux noirs ne sont pas fournis par les taches les plus opaques, mais par celles où jouent, comme sur le velours, quelques vibrations d’air et de lumière. Les beaux noirs ne sont pas noirs [9].

 

La couleur est ainsi réduite au trait, ce qui ne va pas sans paradoxe, surtout dans le contexte de la querelle du dessin et de la couleur qui s’était développée au XVIIe siècle et qui était encore à l’arrière-plan des considérations sur l’estampe. Tout rapporter au trait, c’est subordonner la gravure au dessin, qui a toujours été considéré comme la partie noble de la représentation comme l’a montré Jacqueline Lichtenstein [10] : le « dessin » s’y confond avec le « dessein » de l’artiste, pour reprendre l’homonymie qui prévaut dans la graphie de l’époque [11]. Mais l’insistance de Jean Laran permet de s’affranchir de l’opposition : le trait s’égale ici à la peinture, le papier prend de l’épaisseur et la vision de l’estampe en appelle au toucher : « velours » « tissé » de traits, le papier imprimé acquiert une troisième dimension qui s’apprécie autant – ou aussi mal – par l’œil que par le doigt.

La gravure d’illustration est également caractérisée par sa taille réduite, qui a conduit à une gravure extrêmement précise pour rester claire dans un petit espace. Elle procède en général d’une gravure à l’eau-forte retouchée au burin ou à la pointe sèche, au point d’être sans doute à l’origine du retour du burin à partir des années 1775-1780 [12]. Ces retouches peuvent affiner des détails mais l’on considère aussi qu’ils viennent « grisailler » l’image pour l’harmoniser avec le « gris » typographique, en vertu de cet art du livre qui vise l’équilibre des blancs et des noirs sur deux pages ouvertes de façon simultanée. Rien n’est d’ailleurs moins certain que la prétendue « précision » de l’image. D’abord parce que cette précision ressortit à l’évidence et à la transparence traditionnellement considérées comme les attributs de l’image et qui constituent autant de mises à distance de ce moyen d’expression par la pensée logocentrique. Ensuite parce que celui qui fréquente le livre illustré du XVIIIe siècle est souvent bien en peine d’identifier tous les éléments, les personnages mais aussi les circonstances et les objets, des estampes. Cet art de la ligne produit bien souvent des zones d’indécision, des zones d’ombre, des formes informes, des tâches parfois pour tout dire, que l’on ne veut pourtant pas exclure de la signification de l’ensemble. Une telle expérience ouvre la voie à une sémiologie des images et des textes ; non pas une sémiologie de décryptage d’un code trop complexe pour être évident mais une sémiologie d’exploration de la dimension problématique de la représentation.

Dans cette perspective, la gravure est moins un art de la ligne et de la clarté qu’un art de la saturation des lignes jusqu’au brouillage et à l’opacité parfois, à l’interrogation toujours devant des images qui accompagnent les textes. Car l’insertion de l’image n’a rien d’une évidence et il n’est pas certain que l’estampe se coule sans mal dans la forme du livre ; il n’est pas assuré que cette image soit naturellement une page.

 

La page

 

Il y a une logique et une esthétique de la page ; cet espace peut être soumis à une volonté de composition particulièrement poussée, intégrant les zones de texte et d’image [13]. Ce qui est en revanche contestable, c’est la simple application au livre illustré de cette évidence selon laquelle un livre étant constitué de pages, l’unité de base de son analyse devrait être cette dernière, le tout n’étant que l’association de ses parties, association dont l’harmonie sera la garantie de l’art. J’ai fait l’hypothèse que cette esthétisation, qui a dominé l’approche du livre illustré du XVIIIe siècle, était largement tributaire des Goncourt qui ont consacré plusieurs fascicules de leur Art du XVIIIe siècle aux illustrateurs [14]. Ce faisant, les bibliophiles ont donné une vision orientée des choses. L’image envahirait matériellement le livre dans les pages de titre, par les vignettes en demi-page, ou les culs-de-lampe… au détriment du texte, réduit à la portion congrue et au rang de prétexte complaisant. On peut souscrire à cette conception lorsque l’on parle, comme les Goncourt, des Baisers de Dorat (1770) [15] : ce type de livre constitue bien un objet figé, véritable livre bibelot dans lequel texte et image s’entremêlent ; en revanche, on ne peut en faire un modèle, ni esthétique ni technique.

 

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[8] J. Adhémar, La Gravure originale au XVIIIe siècle, Paris, Somogy, 1963, pp. 135-136.
[9] J. Laran, L’Estampe, Paris, P.U.F et Quarto Press, 1979, tome I, p. 29.
[10] « Le dessin, [qui] a toujours trouvé dans le ‘parti des philosophes’ ses plus ardents défenseurs » (J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, [1989], « Champs », 1999, p. 12).
[11] « L’identification entre la problématique de la couleur et celle du hasard est une constante de la plupart des analyses se rapportant à la peinture. Comme si la langue se voulait complice des catégories métaphysiques, elle sera même renforcée par la commune origine des termes « dessin » et « dessein », provenant tous deux de « disegnare » qui signifie à la fois dessiner et former un plan » (Ibid., p. 251, note 92).
[12] E. Dacier, La Gravure française, Paris, Larousse, « Arts, styles et techniques », 1944, p. 87.
[13] Il y a une quinzaine d’années, la BnF avait consacré toute une exposition à cette seule composante du livre : voir L. Trunel et A. Zali, L’Aventure des écritures (III) : la page, catalogue de l’exposition de la BnF, Paris, BnF, 2000.
[14] Ces études monographiques parues à partir de 1859 et pendant près de quinze ans, largement reprises d’articles antérieurs, furent réparties dans l’édition Rapilly, en 1874, en deux volumes regroupant les peintres d’une part et d’autres artistes qui, pour être parfois peintres, avaient pour point commun d’être aussi des dessinateurs qui fournirent les sujets de nombreuses estampes ; le second volume devint même chez Quantin celui des « vignettistes », distingués des « peintres ». Je complète ici les informations données dans la dernière réédition de ces textes : E. et J. de Goncourt, L’Art du Dix-huitième siècle [1868-1870], édition présentée et annotée par J.-L. Cabanès, Tusson, Du Lérot, 2007.
[15] Dorat, le « plus illustré des écrivains » (Ibid., vol. II, p. 9 ; je corrige la coquille de cette édition : « illustré » et non « illustre », ce qui serait faire injure aux autres écrivains, illustrés ou non, du XVIIIe siècle et au jugement des Goncourt…).