Du texte à l’image : la transposition des
sujets littéraires (XVIIe-XVIIIe siècles)
- Marie-Claire Planche
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Fig. 9. Fr. Chauveau, Le Combat
d’Etéocle et de Polynice, 1676
Fig. 10. J. Tardieu, Le Combat d’Etéocle
et de Polynice, 1760
Que savons-nous de l’illustration des pièces de théâtre et notamment des tragédies ? Au cours du XVIIe siècle, le principe d’une vignette par pièce se met en place, et les premières éditions illustrées de Corneille ou de Racine sont publiées. Disposée face à la liste des personnages ou aux premiers vers du texte, l’estampe offre une seule action pleine page. En 1676, paraît chez Claude Barbin et Jean Ribou, en deux volumes et dans un petit format (in-12), la première édition illustrée des Œuvres de Racine. Cette publication regroupe les pièces de théâtre parues à cette date et ne contient donc pas les trois dernières : Phèdre (1677), Esther (1689) et Athalie (1691), dont les éditions originales furent illustrées. L’édition de 1676, illustrée par François Chauveau, connut un grand succès ; les planches furent reprises pour les deuxième et troisième éditions collectives [17]. Chaque vignette résume en quelque sorte l’action de la pièce en illustrant un moment particulièrement significatif et le choix du sujet est fondamental : six frontispices illustrent des scènes jouées par les acteurs, tandis que trois autres mettent en images des événements connus par le seul récit. Cet intérêt des artistes pour le récit dépasse le cadre de cette édition, qui trouve sa place dans un corpus iconographique plus vaste. Qu’il s’agisse d’illustrer les narrations ou les épisodes joués sur la scène, la quête des artistes vers l’éloquence est incessante et leurs œuvres offrent des commentaires qui sont autant de témoignages du rapport au texte. Ils ont représenté les discours, révélé les passions et arrêté pour un temps l’action. Ainsi, par une savante composition, l’artiste peut-il introduire une chronologie et exposer la succession des faits. Les pièces de théâtre, puisqu’elles sont destinées à être représentées sur scène, pourraient donner le sentiment qu’illustrer la tragédie ou la comédie est rendu aisé par le jeu scénique. Cependant, il n’en est rien et le jeu des acteurs sur scène ne constitue pas le point de départ de l’illustration. Si des artistes ont dessiné ou peint les comédiens – et l’on sait l’importance documentaire de ces œuvres –, ils ne l’ont pas fait pour les éditions illustrées. Leur affranchissement par rapport à la représentation théâtrale est sensible dans les ajouts de personnages ou les regroupements [18]. Ils ont ainsi exprimé leur compréhension des textes et montré que les illustrations étaient des œuvres de création capables d’exprimer une forme de distance avec la source littéraire.
Le récit de Créon, dans La Thébaïde, offre un exemple intéressant de la manière dont Racine a fixé le cadre de certaines actions. Ainsi le combat d’Etéocle et de Polynice se déroule-t-il aux portes de Thèbes. Après qu’a péri Hémon, Polynice met à terre Etéocle et, le croyant mort, cherche à lui ôter son arme. Mais celui-ci se redresse et le tue :
Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille,
Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.
C’est là que reprenant leur première fureur
Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.
D’un geste menaçant, d’un œil brûlant de rage,
Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage,
Et la seule fureur précipitant leurs bras,
Tous deux semblent courir au-devant du trépas […]
Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,
Sur le haut de ses tours témoigne son effroi […]
Il s’approche du roi couché dans la poussière,
Et pour le désarmer il avance le bras.
Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas ;
Il le voit, il l’attend, et son âme irritée,
Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée […]
Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain
Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,
Il lui perce le cœur ; et son âme ravie,
En achevant ce coup abandonne la vie [19].
La lecture de ces vers laisse percevoir le parti que les artistes ont pu en tirer. Ils ont représenté la violence de l’affrontement, l’architecture puissante des murailles, la foule : seuls la clameur et le choc des lames manquent à leurs compositions. Les illustrateurs, fidèles au texte de Racine, ont donné à leurs compositions la profondeur que les règles bien maîtrisées de la perspective leur permettaient. Le récit qui avait déjà fait surgir une image trouve alors une forme concrète dans les vignettes. Chauveau a représenté le combat dans un champ clos, en contrebas des murailles (fig. 9). Derrière la lice, la foule des soldats se masse, relayée par celle qui regarde le duel d’un point de vue élevé. Certains sont sur un promontoire naturel, tandis que d’autres sont sur les créneaux des tours et des murs de la ville. Les bâtiments de Thèbes se dressent au-dessus de l’enceinte, leurs formes carrées ou circulaires alternent, dans un ensemble architectural assez dense et parfaitement fantaisiste [20]. Jacques de Sève, dessinateur du XVIIIe siècle, a donné deux compositions de ce récit [21]. Dans l’édition de 1760 qu’il a ornée de vignettes, de bandeaux et de culs-de-lampe, pour l’illustration en frontispice, il a retenu le début du combat (fig. 10). Avec l’énergie qui caractérise ses vignettes, il a proposé un duel très enlevé : les gestes souples des deux frères sont emplis de force. C’est avec une rare violence que Polynice se jette sur Etéocle qui tente de résister en parant le coup de son bouclier. La nature des sentiments qui animent ces frères ennemis est exposée avec une grande vérité, il s’agit d’une lutte et non de poses destinées à suggérer le combat. Quant à la foule, elle se tient sur des points variés et laisse entendre ses cris comme l’attestent les gestes et les bouches ouvertes. Cet exemple montre les transpositions possibles d’une même relation ; il rappelle aussi que l’illustration n’est pas un art figé.
Les artistes recourent aux moyens nécessaires à leur art. Ainsi, pour illustrer les tragédies de Racine, doivent-ils se centrer sur l’expressivité des corps et la manière de les animer. Après que Pyrrhus a décidé de livrer son fils, Andromaque se précipite à ses pieds pour l’implorer et exprimer son désespoir de mère. Une fois encore, le cruel dilemme auquel elle est confrontée dicte ses paroles et ses actes. La composition de Girodet pour l’édition de 1801 (fig. 11) la représente agenouillée devant Pyrrhus en compagnie de Céphise qui, parce qu’elle manifeste les mêmes sentiments que sa maîtresse, renforce l’action [22]. L’équilibre du corps d’Andromaque est précaire, tandis que l’agitation de son âme se lit dans les plis du vêtement qui traduisent également la précipitation. Les bras sont désespérément tendus vers le roi d’Epire et les mains sont ouvertes comme pour l’agripper et retenir l’action qu’il s’apprête à commettre. Cependant, Pyrrhus n’accède pas à sa demande, il désigne le temple : « Et là vous me verrez, soumis ou furieux, / Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux » [23]. Le dialogue de la scène est ici entièrement contenu dans les expressions, les attitudes, la gestuelle, et les mains de chacun des personnages animent la scène en se substituant aux mots.
Les sujets littéraires ont été l’objet de nombreuses transpositions qui, au fil des siècles, soulignent la richesse iconographique de ces textes. Les fables de La Fontaine ont contribué au décor des intérieurs en ornant sièges ou écrans de cheminée. Maupassant en a fait l’une des particularités de la chambre de Jeanne dans Une Vie. Même si, aujourd’hui, le livre à figures est des plus rares, l’édition du Quichotte illustrée en couleurs par Gérard Garouste en 2006 [24] rappelle que le sujet n’a pas été épuisé. Quand l’hidalgo voyait s’échapper toutes sortes de figures à force de lire, le lecteur-spectateur s’est familiarisé grâce aux estampes, aux peintures ou aux tapisseries, avec divers héros et héroïnes. Armide, Don Rodrigue, Didon, Oreste, Tancrède et bien d’autres ont acquis un statut particulier en appartenant à deux supports d’expression reconnus et appréciés.
[17] En l’occurrence, celle de 1687 à laquelle fut ajoutée la vignette de Phèdre par Lebrun, et celle de 1697 à laquelle furent ajoutés les frontispices d’Esther et d’Athalie.
[18] Chauveau n’a pas hésité à représenter à l’arrière-plan de sa vignette pour Alexandre le Grand un éléphant mort, monture de l’armée de Porus. De la même manière, pour la vignette d’Andromaque, il donna corps à Astyanax, qui jamais ne paraît sur la scène théâtrale. De Sève le disposa également dans les bras de Phœnix. Girodet, quant à lui, a réuni les personnages de deux scènes de Phèdre afin de donner davantage de force à son illustration.
[19] La Thébaïde, V, 3, v. 1317-1388.
[20] Quant à la représentation de la pyramide, voir N. Guibert, « L’iconographie de Racine à la bibliothèque de l’Arsenal », Cahiers raciniens, n° 27, 1er semestre 1970, p. 25. Elle émet plusieurs hypothèses tout en reconnaissant la difficulté qu’il y a à justifier sa présence. Il est bien sûr possible de ne voir dans cet édifice que la figuration d’une forme architecturale.
[21] La première est un bandeau destiné à l’édition des Œuvres de 1750 (Paris, veuve Gandouin, 3 vol. in-12) qui compte pour seules illustrations trois bandeaux. L’instant que Chauveau avait retenu dans la première édition illustrée de la pièce est privilégié, avec une grande économie de moyens graphiques.
[22] J. Racine, Œuvres, Paris, P. Didot, 1801, 3 vol. in-fol. Edition illustrée de cinquante-sept estampes dessinées par des artistes de l’école de Jacques-Louis.
Au premier acte, Pyrrhus avait interrompu la course de la captive vers Astyanax ; dans celui-ci, c’est elle qui tente de l’arrêter.
[23] Andromaque, III, 7, v. 975-976.
[24] Cervantès, Don Quichotte, Paris, Diane de Selliers, 2006.