L’image et la fabrique du texte
Avant-propos
- Catherine Pascal,
Marie-Eve Thérenty
et Trung Tran
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Portraits et autoportraits représentent ainsi un cas remarquable où l’illustration témoigne d’une volonté de contrôler et de façonner une image d’auteur. C’est ce qu’Annie Pibarot montre encore dans une étude consacrée à la collection « Traits et portraits » fondée en 2004 par Colette Fellous au Mercure de France. Le principe constitutif de chaque volume est d’associer un texte autobiographique et des illustrations choisies par l’auteur. Cette initiative contrevient à une tradition éditoriale longue où le choix de l’illustration dans le livre est souvent plutôt du ressort de l’éditeur. Les dix-huit artistes au sens large (Pierre Alechinsky, Christian Bobin, Jean-Marie Le Clézio, Pierre Guyotat, Willy Ronis…) ont dû se plier à une double contrainte : l’écriture de soi d’une part, et le récit par l’image d’autre part. Si chacun trouve sa propre formule, le dispositif éditorial produit chez tous, selon Annie Pibarot, une tendance à la fragmentation et à la polyphonie.
Si le livre illustré est donc, par nature, un objet hybride, il se donne aussi comme un discours fondamentalement pluriel qui peut inviter à interroger l’intime relation qui unit le texte et l’image. Isabelle Fabre va même jusqu’à mettre en évidence un singulier rapport entre le texte, l’image et le son dès le Moyen Age, en étudiant les figures instrumentales (entre autres, le psaltérion décacorde et l’« échiquier » musical) qui viennent redoubler l’enseignement spirituel et moral de Jean Gerson dans nombre de ses manuscrits. Véritables « mémoires de sens », ces instruments de musique moralisés ou mystiques non seulement illustrent la métaphore musicale à l’oeuvre dans le texte pour évoquer « le chant du coeur » mais peuvent être considérés comme de « véritables outils d’introspection et de transformation intérieure » permettant à l’homme d’advenir à la connaissance de Dieu. Mais, à l’inverse, il peut également s’agir de questionner le degré d’autonomie de l’image par rapport au texte. On pense alors à ces cas si fréquents de circulation des images, réutilisées ou copiées, voire arrachées à leur co(n)texte d’origine pour renaître en d’autres lieux et en d’autres temps, faisant ainsi montre de leur plasticité sémantique. L’iconographie des livres de dévotion de Jean Puget de La Serre, au XVIIe siècle, sert de support à Véronique Meyer pour réfléchir aux rapports entre illustration et stratégies de réédition. Les copies parisiennes des gravures furent directement faites d’après les originaux bruxellois, avant de servir à leur tour de modèles aux éditions lyonnaises ou rouennaises, même si, de livre en livre, éditeur et/ou dessinateur ne s’interdisent pas pour le premier d’insérer une nouvelle pièce (prise dans son fonds, dans celui d’un de ses confrères ou gravée pour l’occasion), pour le second de modifier la composition originale, sans contrevenir toutefois à l’harmonie du texte et de l’image. Dans un tout autre contexte, l’article d’Anne-Marie Bouchard traite enfin de l’apport de l’illustration dans les journaux anarchistes de la fin du siècle qui souhaitent organiser une culture révolutionnaire internationale. Les journaux s’échangent des images qui leur apparaissent comme exportables dans le cadre d’une propagande universalisante. L’article met en évidence certains hiatus, dans l’utilisation de l’image ou de sa légende, dus à des cultures politiques locales divergentes mais il souligne là encore que ces discordances ne nuisent finalement pas à l’intention première qui est de rappeler le caractère international des luttes révolutionnaires.
De la page du manuscrit à la collection, des livres de dévotion aux journaux, le corpus est donc aussi divers que son empan chronologique est large, du Moyen Âge au XXIe siècle. Qu’elles concernent ce que Roger Chartier appelle « la mise en livre », qu’elles posent les questions de l’intention (de l’auteur), de la stratégie (de l’éditeur),de la collaboration (entre les milieux littéraires et les milieux artistiques), qu’elles envisagent l’illustration comme le lieu d’un discours second sur le texte qu’elle accompagne, dont elle oriente parfois l’interprétation ou, du moins, dont elle conditionne la réception, les approches proposées, pour variées qu’elles soient, n’offrent pourtant qu’un échantillon des rapports multiples et féconds qui, au gré des transformations successives du support et de l’évolution des techniques, se sont établis entre « le texte » et « l’image ».