« Montage mon beau souci »
(Malherbe-Godard)

- Olivier Leplatre
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Fig. 64. S. Moon, Le Petit chaperon
rouge
, 1983

Fig. 65. S. Moon, Le Petit chaperon rouge, 1983

Fig. 66. G. Didi-Huberman et A. Gisinger, Nouvelles
histoires de fantômes
, 2014

L’autobiographie : l’image entre de plus en plus dans le récit de soi, du côté des plasticiens (Christian Boltanski, Sophie Calle…) comme des écrivains (Annie Ernaux, Le Clézio, Sebald…), en modifiant le regard du sujet sur lui-même. Le montage des textes et des images témoigne alors de perceptions neuves, il marque plus fortement la limite indécise entre vérité et fiction et illustre l’éclatement, la rhapsodie, mélancolique et joyeuse, dont est tramée la subjectivité. De quelle identité parlent les iconotextes et comment en parlent-ils, eux qui précisément interrogent les contours et les formes, problématisent la définition de ce qui appartient en propre, ne cessent de bouleverser l’intégrité au profit du déconstruit et du recomposé ? L’on voit comment les supports iconotextuels viennent idéalement faire travailler les rapports de la vérité et du mensonge, du naturel et de l’artifice, de l’intime et du représenté, en somme du moi et de l’autre à assimiler, à dissimuler… [25].

« Il était une fois » (fig. 64) : par ces mots, démarrent d’un même pas rétrograde récit et images dans l’album de Sarah Moon, Le petit Chaperon rouge. Cette « fois-là », l’universel se resserre sur l’expérience la plus intime, définitivement autobiographique. « Il était une fois » fonde une histoire, écrite par un autre et écrite avant, mais qui tressaille également d’une histoire beaucoup plus privée. Ce récit personnel cependant échappe, il est indicible, incomplet, non reconstituable ; il ne peut être l’objet d’aucun discours. Il ne cesse alors, à travers les yeux clairs de Morgan déguisée en chaperon, de questionner le regard inaperçu et un peu myope de celle qui prend ses photos et qui, à travers son objectif, cherche le temps. Le flou est la signature de cette mémoire vacillante, intermittente (fig. 65). En lui, s’adresse le désir d’une mise au point qui, dans le même temps, maintient le virtuel voire l’indécidable des rencontres avec soi et le monde, et qui essaie de se concentrer sur qu’il y a à sauver. Sarah Moon parle de ses photographies comme de rescapées de la nuit ; le regard tourné vers ce qui, en fait, a commencé bien avant ; au temps flou du « il était une fois », ses images semblent à chaque fois les toutes dernières.

On nommerait volontiers « extimité » cette « extase » par laquelle le moi se ressaisit, tente d’appréhender le sentiment d’une transition intérieure (d’une durée-mémoire) ou constate sa dispersion sur, dans des supports (écrans-autels, journaux-reliquaires…) auquel il confie voire consacre son existence. Là encore, le lieu personnel préfigure quelquefois des expériences éditoriales ou plastiques : « Musées sentimentaux », en forme de boîtes-valises, qui, à la suite de la Boîte-en-valise de Duchamp, et à la manière de Spoerri (l’inventeur de la formule), totémisent les goûts, les choix, les fantasmes d’une vie résumées en objets fétiches ; maisons comme celle, commune, qu’Aragon dédicace à Elsa Triolet et où sont essaimées, après sa mort, d’innombrables traces métonymiques de la muse (cartes, lettres, photos…) [26]. Nombre de ces fabriques de soi finissent aujourd’hui logiquement reconstituées dans un musée ou pour une exposition (Breton au Centre Pompidou, par exemple) car ils en sont les modèles enchâssés.

Monter, démonter, remonter, sans que le terme ne soit déterminé, c’est envahir d’une subjectivité omniprésente et aléatoire, jamais décisive bien que parfois apparemment souveraine, matériaux et formes. Le subjectif se trouverait alors quelque part entre le subjectile (support-écran de la réception et de la représentation de soi, éventuellement maladroit, traitre, hostile [27]) et le projectile (qui offre ses ressources à la projection, aux jaillissements de l’incarnation, fût-elle provisoire). Est-il possible de se dire, de se montrer sans se monter et se démonter incessamment, jusqu’à la mort qui, à sa manière, nous démonte ou nous remonte autrement ? Bien en-deçà de ce qui apparaît pourtant comme la signature de l’extrême modernité, où le moi se décline par excellence comme surface métamorphique (« il n’est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d’une surface » [28]), Montaigne avait déjà constaté l’impossibilité de s’approcher sinon par bribes, lambeaux, haillons, disjonctions, brisures, heurts, ajouts, reprises... Le moi serait un puzzle sans figure. Comme une vague qui reviendrait sur elle-même, toujours autre, l’autobiographie (le terme englobe, à partir de son étymologie, toutes les manifestations de l’enregistrement graphique de soi, textuel ou iconique) ne s’envisage, en son existence, que comme une rythmique des substances, des objets, des matériaux où le sujet ne se recueille que temporairement et qui, par circulation des contiguïtés, s’associent pour mieux se séparer et se recomposer autrement, ailleurs. Les filatures, les voyages, les déambulations de Sophie Calle, glaneuse des innombrables signes dans lesquels elle tente, comme vainement malgré l’abondance des éléments conservés, de se retrouver et de se récupérer, attestent du récit ininterrompu, et toujours révisé, d’un (re)montage intime où le regard de l’autre, complétant le regard autre en soi, est devenu la condition indispensable pour obtenir, au fil du jeu, quelques points de vue sur soi.
L’exposition, et son prolongement le catalogue, et au-delà le livre d’artiste. Quand Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger imaginent leur exposition-perfomance (fig. 66) à partir du légendaire Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg qu’ils imitent et mettent en abîme, ils élargissent le remontage à l’espace expositionnel et le regardent ainsi comme l’une de ses occurrences contemporaines les plus fécondes. Cette exposition est elle-même le fruit d’une série de remontages (quatre manifestations accompagnées de catalogues dont les textes sont eux-mêmes à chaque fois remontés). Le remontage s’adapte à l’itinérance puisque la scénographie est changée selon les lieux. Jusqu’au Palais de Tokyo en 2014, l’exposition continue d’être une autre, son démontage réclamant alors des matériaux légers, des installations à géométrie variable et un propos modulable bien qu’unifié. De lieu en lieu, l’exposition, une et multiple, découvre et fait découvrir ses logiques déambulatoires. Elle propose – car le visiteur est l’acteur et le metteur en scène d’un territoire à organiser – des trajets, des combinaisons ; elle invite le spectateur à de nouveaux rapprochements, d’autres expériences sensibles, des constellations et des ébauches de récits inouïs, « libérant par là cet inconscient visuel dont Walter Benjamin voyait un accès privilégié à travers tout remontage qui se respecte » [29].
- La conférence et/ou l’essai. L’essai parce qu’il est une aventure de la pensée qui se reconnaît dans l’apprentissage des questionnements plus que dans les conclusions fermées par trop de certitudes : « L’essai comme geste de tout reprendre » [30]. L’essayiste tente autant qu’il hésite ; il a besoin que demeurent mouvantes ses expériences, en dehors et contre la pensée officielle. L’effort est courageux, éthiquement et esthétiquement. L’écriture est ici sans mot de la fin et comme toujours dans son premier balbutiement. Le montage bégaie, il cherche ses mots, ceux du bout de la langue et de la pensée. Monter, remonter comme si rien n’avait jusqu’ici fonctionné, il semble que l’essai soit la chance de cette exigence, qui convertit l’épuisement en insatiable curiosité et en confiance inaltérable dans les signes. « Acte de toujours tout réapprendre » [31]. Surtout, l’essence même de l’essai, consignée par l’étymologie, est d’œuvrer aux rapprochements dialectiques. Au plus lointain, à l’origine du geste (du coup d’essai renouvelé), exigere signifie « faire sortir quelque chose d’une autre chose ». On peut donc (et presque on le doit par défi lancé « en douceur à l’idéal de la clara et distincta perceptio » [32]) rouvrir encore le regard sur les films de Harun Farocki en relisant Adorno, retremper l’œil dans le lait des vidéos de Sarkis avec Mallarmé, Michelet ou Bachelard [33]. A moins que ce soient les textes qu’aident à revoir les images. C’est par exemple, à l’échelle d’un livre entier, comparable à une planche contact, traverser des passages savants et intuitifs, volontairement forcés pour imposer leur évidence, et ainsi frayer des voies par les œuvres de Benjamin, Zola, Baudelaire, Germaine Krull, André Kertész, Lorenzo Lotto ou Le Bernin afin de produire entre elles, sur les traces d’Aby Warburg, les survivances de Ninfa et décomposer le film de ses drapés tombés [34].

Quand il dispensait ses cours et ses conférences à l’Université de Bâle notamment, où il détenait la chaire d’Histoire de l’Art, Heinrich Wölfflin s’équipait de deux écrans juxtaposés pour accompagner son commentaire ; il disposait là d’un instrument de mise en correspondance des images, elles-mêmes re-vues par le texte de son cours. La photographie n’était pas à ses yeux une illustration, elle était montée dans et par l’économie analytique du discours. Tout était mis en œuvre pour transmettre un savoir des rapports et des rencontres, des circulations et des symptômes et non pour relayer des logiques linéaires et illustrer les idées établies. Il s’agissait de solliciter dans le temps laboratoire de la conférence, pourvue d’outils de perception adéquats, des moyens de rendre visible et de faire entendre les incarnations de l’art et les opérations de survivances imaginaires dont elle est le foyer.

En résumé, nombre de ces expériences promeuvent des manières de voir, d’exposer, d’enseigner et finalement d’appréhender les phénomènes iconotextuels comme des montages de contacts éphémères en rapport avec des propositions interprétatives hypothétiques. Par proximité avec les notions d’hypertexte et d’hyperimage (travaux de Ted Nelson, Felix Thürlemann ou Philippe Quéau), nous pourrions nommer « hypericonotextes » ces corrélations complexes, mémorielles et imaginatives, nées du remontage, dont la modernité est prolifique mais que n’ignorent pas les siècles passés : plus que des images, plus que des textes, et plus que leur réunion, ces hypericonotextes sont des cristaux de représentations ; ils désarçonnent la perception, mêlent des niveaux et des réseaux multiples de sens ; ils réengagent donc sans discontinuer l’exploration et le déchiffrement.

 

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[25] Voir A. Frantz, « Montage ou pudeur ? L’intimité en question dans l’Intrus de Jean-Luc Nancy », dans Le Montage comme articulation, op. cit., pp. 39-49.
[26] L.-A. Laget et A. Reverseau, « Le mur d’images », dans Petit musée d’histoire littéraire. 1900-1950, sous la direction de N. Cohen et A. Reverseau, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2015, pp. 260-265.
[27] Artaud : en conclusion d’une lettre du 23 septembre 1932 à André Rolland de Renéville : « Ci-inclus un mauvais dessin où ce que l’on appelle le subjectile m’a trahi » ; dans une lettre du 22 mars 1946 au Dr Dequecker : « Ce dessin est une tentative grave pour donner la vie et l’existence à ce qui jusqu’à aujourd’hui n’a jamais été reçu dans l’art, le gâchage du subjectile, la maladresse piteuse des formes qui s’effondrent autour d’une idée après avoir combien d’éternités ahané pour la rejoindre. La page est salie et manquée, le papier froissé, les personnages dessinés par la conscience d’un enfant. J’ai voulu que toute cette affre et cet essoufflement de la conscience du chercheur au milieu et autour de son idée prennent pour une fois sens, qu’ils soient reçus et fassent partie de l’œuvre faite, car dans cette œuvre il y a une idée ». Voir J. Derrida, « Forcener le subjectile », Antonin Artaud : dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986.
[28] S. Freud, Le Moi et le Ca, Œuvres complètes, t. XVI, Paris, PUF, [1923], 1991, p. 270.
[29] Voir Palais (le magazine du Palais de Tokyo), n°19, 2014 : « Nouvelles histories de fantômes. Une proposition de Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger », pp. 186-219.
[30] G. Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris, Minuit, 2010, « Paradoxe », p. 100.
[31] Ibid.
[32] T. W. Adorno, « L’essai comme forme », dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 2009, p. 25.
[33] G. Didi-Huberman, Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, op. cit., Blancs soucis, Paris, Minuit, 2013.
[34] G. Didi-Huberman, Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002.