Emblématique, bricolage
et conscience sémiotique

- Pierre Martin
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Fig. 6. H. Schäufelein (attr.), Ex literarum
studiis immortalitatem acquiri
, 1531

Fig. 8. Anonyme, Ex literarum studiis
immortalitatem acquiri
, 1618

Fig. 9. G. Ballain et A. Nicolai,
L’immortelle gloire acquise par labeur, 1567

Fig. 11. Anonyme, D’Eewighe iaeren
myn hert beswaeren
, 1666

Fig. 12. Anonyme, Vive æternitati, 1718

Fig. 13. Cr. de Passe, Finis ab origine
pendet
, [1611]

Mais il est tentant d’installer un autre symbole dans l’espace circonscrit par le cercle, moins pour des raisons esthétiques que pour spécifier le sémantisme de l’ouroboros, ne serait-ce qu’en en précisant le domaine d’application. C’est ainsi que dans le tout premier livre d’emblèmes, l’Emblematum liber de 1531 [18], l’une des épigrammes d’Alciat décrit la figure de Triton environné par un serpent qui se mord la queue (fig. 6). Le titre précise le sens de cette combinaison de deux signes : l’étude des lettres confère l’immortalité (le sens moral de l’emblème tient d’abord, avant toute généralisation, à une analogie entre le héraut de Neptune et l’intellectuel au service de son mécène) [19]. Le dessinateur qu’on a chargé de représenter ce signe composite n’a pas tout compris : sur l’image, c’est Triton qui mord sa propre queue, et comme l’artiste s’est contenté de dessiner des ronds dans l’eau autour du personnage, on se demande s’il n’a pas lu qu’il avait une queue de serpent…

A partir de l’édition parisienne de Chrestien Wechel (fig. 7 ) [20], la vignette de l’emblème représente bien le concept d’immortalité littéraire en combinant les deux signes en accord avec le texte [21] : leur solidarité est même renforcée par l’index que Triton pointe sur le serpent.

Et à compter des années 1550, avec les grandes éditions lyonnaises, le signe gagne en esthétique, la figure de Triton, complétée par le buccin, venant s’inscrire dans le cercle parfait de l’ouroboros (fig. 8) [22].

En 1565, Hadrianus Junius, qui a connu Alciat et se réclame de lui [23], programme le dessin d’un emblème qui noue les concepts d’immortalité et de travail (fig. 9). Au reste il n’invente rien, dit-il, c’est là une devise du cardinal de Granvelle, à qui il dédie cet emblème : un serpent qui se mord la queue entoure une bêche qui attaque le globe terrestre, tandis que le serpent est lui-même entouré par une guirlande de feuilles de laurier [24]. Les deux cercles imbriqués suggèrent un objet symbolique sphérique combiné à ce globe terrestre qui dit à la fois l’universalité de la gloire ainsi acquise, et un travail manuel pénible destiné à figurer les travaux intellectuels et autres labeurs des « doctes », comme le dit Jacques Grevin dans sa traduction [25], c’est-à-dire de gens qui précisément n’appartiennent pas à la catégorie sociale des mechaniques.

Et au début du XVIIe siècle, Rollenhagen illustre un proverbe latin, « Victrix Fortunæ Sapientia » [26], la sagesse triomphe de la Fortune, cette Fortune négative, inconstante, labile, qui incarne bien souvent les vicissitudes de la vie (fig. 10 ) : ses attributs sont en général la boule instable, la roue qui tourne (comme dans le proverbe), des signes désignant la rapidité comme les ailes ou la voile, et, lorsqu’il s’agit de communiquer l’idée d’un hasard qui pourrait être favorable, Fortune est dotée d’une abondante chevelure sur le front tandis que l’arrière du crâne, qu’elle présente sitôt passé, est parfaitement chauve et n’offre plus aucune prise. La Fortune est ici représentée par allusion, par synecdoque, au moyen de sa boule assortie d’une paire d’ailes déployées. Surmontée d’une épée bien verticale flanquée de part et d’autre de deux branches d’olivier propres à représenter le concept de victoire, elle est inscrite au milieu du cercle formé par l’ouroboros.

Ce qui nous ramène à notre frontispice (fig. 1 ) : la sagesse doit conduire le chrétien à mépriser les vicissitudes de la vie aussi bien que les richesses et la gloire mondaine, tous soumis au temps qui n’est rien au regard de l’éternité. Mais Tobias Sadeler ne peut pas se satisfaire du seul ouroboros, car si la vie éternelle dans le ciel est promise à ce bon chrétien, le réprouvé connaîtra lui aussi une forme d’éternité, une éternité de souffrance. D’où la spécification apporté à l’ouroboros grâce aux deux symboles avec lesquels il est combiné, et qui sont les objets que doit tenir le Christ lors de sa venue sur terre pour le Jugement dernier : la palme pour les élus qui rejoindront le Paradis, l’épée pour les damnés qui iront griller en enfer.

Dans la décennie qui précède le document que nous analysons, un des petits almanachs conçus par le Jésuite anversois Aegidius de Smidt offre une composition où l’articulation de l’ouroboros et des symboles de la justice distributive du Christ est extrêmement claire (fig. 11) : de part et d’autre du serpent, à gauche, « O Mors ! », le triomphe de la Mort (une épée verticale, comme chez Rollenhagen, dont l’extrémité est fiché dans un crâne) et « O Inferne ! », l’épée à la lame torse, qui semble promettre par sa forme les flammes de l’enfer, à droite, « O Judicium ! », le triomphe de la Justice divine (l’épée verticale soutient une balance aux plateaux équilibrés) et « O Cœlum ! », une épée surmontée non d’une palme mais d’une couronne de laurier. Et au centre du cercle formé par le serpent, le chrétien perplexe, invité à méditer sur l’éternité : « O Æternitas ! » [27].

Mais pour en rester aux publications des Jésuites, c’est dans l’œuvre de Cornelius a Lapide (Cornelis Cornelissen van den Steen) (fig. 12) que j’ai trouvé la configuration la plus proche du signe complexe gravé par Tobias Sadeler, un « Vive æternitati » sur l’air de « Memento Mori », dont la phrase imbriquée dans le dessin, que l’on lit naturellement de haut en bas, recommande de choisir le moment d’où dépend soit la vie éternelle (et le mot « vita » épouse la ligne formée par la branche de laurier) soit la mort éternelle (symbolisée par l’épée combinée avec le mot « mors ») [28].

« Non est mortale quod opto » : la citation ne disqualifie pas seulement le temporel au sens mondain du terme, mais aussi l’éternité de l’enfer, où Satan après avoir tenté de prendre possession du monde règne en maître. Mais sans doute l’un est-il la cause de l’autre, et il ne faudrait pas que l’on vînt confondre l’éternité considérée dans une perspective eschatologique et cette forme d’éternité, à l’échelle du temps humain, que constitue le cycle sans cesse recommencé de la génération et de la destruction. Car l’ouroboros est aussi bien convoqué dans les images savantes pour exprimer cet autre aspect du concept de temps, témoin cet emblème de Rollenhagen (fig. 13) où l’on retrouve l’association topique de l’enfant et du crâne, comme dans notre frontispice, mais environnée de l’ouroboros [29].

L’ouroboros est donc un signe polysémique, et cette polysémie est entretenue par une confusion entre les deux premiers hiéroglyphes du répertoire d’Horapollon, ces Hieroglyphica trouvés au début du XVe siècle dans une traduction en grec qui ont fasciné les érudits de la Renaissance italienne puis française et européenne. Quelles que soient les raisons de la confusion, et elles sont diverses, elles aboutissent à faire prendre en charge à l’ouroboros les concepts aussi bien d’éternité que d’année, de cycles d’années, de perpétuel recommencement ou encore d’univers, mais aussi, souvent, d’assimiler un serpent qualifié de « basiliscos », un serpent « royal » [30], au reptile fabuleux issu d’un œuf de coq et qui porte le nom de « basilic ».

 

 

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[18] Alciat, Emblematum liber, Augsbourg, Heinrich Steyner, 1531. L’image citée provient de l’excellent site internet Alciato at Glasgow.
[19] « Ex literarum studiis immortalitatem acquiri ».
[20] Alciat, Emblematum libellus, Paris, Chrestien Wechel, 1534 (image disponible sur le site internet Alciato at Glasgow).
[21] La page que je reproduis provient d’une édition postérieure bilingue, chez le même éditeur, qui réutilise le même bois : Les Emblemes de Maistre Andre Alciat, puis nagueres augmentez par ledict Alciat, et mis in rime francoise, avec curieuse correction, Paris, Chrestien Wechel, 1542 (exemplaire de la Bibliothèque Royale de Belgique, Bruxelles, cote LP   9.348  A).
[22] Omnia Andreae Alciati emblemata, Paris, Richer, 1618 (première édition 1584). Ce travail copie grossièrement les belles vignettes des éditions lyonnaises de Macé et de Bonhomme (créées en 1549), en inversant le sens des figures. Mais le texte d’Alciat est accompagné du commentaire savant de Cl. Mignault (la première version est éditée en 1571 chez Denys du Pré), qui cite entre autres la description du temple de Saturne dans les Saturnales de Macrobe (I, 8), selon qui la partie monstrueuse du dieu Triton, plongée dans l’eau, renvoie à une époque où l’histoire était obscure et mal connue, comme muette – une histoire depuis « claire et comme parlante », ce que signifient les tritons trompetant dans leurs coquillages sur le faîte des temples de Saturne.
[23] La correspondance de Junius (Adriaan de Jonghe) montre que lors de ses études en Italie il fréquente Alciat à Bologne, et qu’il est impliqué dans l’édition des emblèmes d’Alciat chez C. Wechel. Voir Chris Heesakkers, « Hadriani Junii Emblemata (A565) », dans Mundus Emblematicus. Studies in Noe-Latin Emblem Books, édité par Karl A.E. Enenkel et Arnoud S. Q. Visser, Imago Figurata Studies vol.4, Turnhout, Brepols, 2003.
[24] « Pictura autem passim obvia est, ubi ligonem, qui fodicat orbem terrarum, anguis mordicus suam caudam ore tenens circumplectitur : eumque ipsum serpentem laurea corolla medium ambit » : l’épigramme de quatre vers condense les précisions données dans les commentaires de l’édition en latin, Hadriani Junii medici emblemata, Anvers, Christophe Plantin, 1565 (je me sers de l’édition de 1575, pp. 71-72).
[25] Les Emblesmes du S. Hadrian, 1567, op. cit.
[26] Gabriel Rollenhagen, Nucleus emblematum selectissimorum, quae Itali vulgo impresas vocant…, Cologne, Joannes Jansonius, s. d. [1611], emblème 97. Plus qu’à Rollenhagen, il serait plus exact d’attribuer le choix des motifs de l’image au dessinateur et graveur Crispijn de Passe, dont tout invite à penser qu’il jouit d’une grande autonomie dans ce travail de collaboration.
[27] Onfeylbare Ghepeysen ter Saligheydt, voor een Nieuw-Jaer toerghe-eyghent Aen alle vyerighe Be-yveraers der saligheydt, van haere Siele, Anvers, Michel Cnobbaert, 1666 (exemplaire de la Bibliothèque Royale de Belgique, Bruxelles, cote LP 16.110 A 5).
[28] Il semble que les Jésuites fassent circuler le bois qui permet d’imprimer cette devise d’atelier en atelier : un rapide sondage dans les volumes de la B. U. de Poitiers me le laisse repérer, parfois plusieurs fois par volume, en fin de sections dans les publications des commentaires de C. a Lapide sur les Actes des Apôtres (Lyon, Jacques et Pierre Prost, 1627), sur l’Ecclésiastique (Lyon, Claude Du-four et Claude Gapaillon 1633), sur les Proverbes (Paris, Sébastien et Gabriel Cramoisy, 1535), sur le Cantique des Cantiques (Lyon, Jacques et Pierre Prost, 1637), sur l’Ecclésiaste et sur Sagesse (Paris, Claude Sonnius, 1639)… La devise que je reproduis, compliquée par l’adjonction de deux squelettes et sensiblement plus grande, provient d’une édition anversoise de 1718 (H. et C. Verdussen) des commentaires sur Josué, Juges, Ruth, Rois et Paralipomènes (exemplaire du fonds ancien de la B. U. de Poitiers).
[29] Rollenhagen, Nucleus emblematum…, op. cit., emblème 45 : « Finis ab origine pendet ».
[30] Parce qu’il est plus grand et plus redoutable que les autres serpents : c’est le cobra (V. Elien, Histoire des animaux).