Le cinéma politique du groupe Dziga Vertov :
montage, collage ou citation ?

- Raphaël Jaudon
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Fig. 10. Groupe Dziga Vertov, Vladimir et Rosa, 1970

Fig. 11. Groupe Dziga Vertov, Vladimir et Rosa, 1970

Fig. 12. Groupe Dziga Vertov, Vladimir et Rosa, 1970

En ce sens, on peut proprement parler chez Godard et Gorin d’une esthétique du collage qui façonne leur rapport à la théorie, sans jamais le réduire à un simple problème de filiation. Et le lieu privilégié de cette mise en relation est toujours l’image plane, comme en témoignent ces photographies publicitaires convoquées dans Vladimir et Rosa, qui représentent des femmes nues, et sur lesquelles le collectif griffonne des noms tirés de la terminologie sociale, des catégories de la pensée marxiste, en même temps que d’un vocabulaire subversif qui trahit une certaine tentation ludique et enfantine (figs. 10 et 11). Ces images s’inscrivent à première vue dans le contexte narratif du film ; en effet, Vladimir et Rosa met en scène un procès fictif inspiré de celui des « huit de Chicago », et pendant qu’il écoute les plaidoiries, le juge écrit au marqueur sur des images érotiques – signe qu’il joue correctement son rôle de relais de l’idéologie bourgeoise au sein de l’appareil judiciaire, à un double titre : en n’écoutant pas les revendications des jeunes révolutionnaires, et surtout en essayant d’ensevelir les enjeux politiques du moment sous des images pornographiques dotées d’un potentiel de jouissance plus immédiat. On peut toutefois supposer qu’un film plus en phase avec la pensée critique se serait contenté, à la manière de Carpenter dans They Live, de signifier par un moyen ou un autre la valeur idéologique de ces images érotiques. Vladimir et Rosa, au contraire, produit cette élucidation sous la forme d’un discours décousu, formé de mots associés les uns aux autres sans ordre apparent, et sans correspondance directe entre les composants de l’image et ceux du discours qui se superpose à elle. Cette mise en scène fait que même si nous comprenons la valeur de l’image de départ – qui dénote le spectacle bourgeois de manière générale –, nous ne voyons réellement que les mots, sans pour autant pouvoir véritablement les intellectualiser. De cette manière, le groupe Dziga Vertov désamorce aussi bien la lecture érotique du film que sa lecture idéologique, en laissant le spectateur se mouvoir dans un espace où aucune signification n’est fermement arrêtée.

Mais la particularité de Godard et Gorin tient à ce qu’ils appliquent ce principe au réel filmé lui-même, le réduisant ainsi aux deux dimensions qui seules constituent sa matérialité visible. On trouve une nouvelle illustration de ce principe dans Vladimir et Rosa. Dans le procès que décrit le film, l’un des personnages inculpés est un ouvrier en grève. Figure emblématique du cinéma engagé, le gréviste est rarement un personnage anodin quant à sa mise en scène, puisque celle-ci manifeste le plus souvent une prise de position politique globale de l’auteur. Certains cinéastes, comme Marin Karmitz dans Coup pour coup (1972), pourraient montrer l’ouvrier et ses camarades en train d’occuper l’usine, avant d’engager le spectateur – qui peut éventuellement être lui aussi ouvrier – à agir de la même façon. D’autres, plus proches du documentaire militant, choisiraient au contraire de se concentrer sur des plans du travail en usine pour y dénoncer les conditions de travail scandaleuses. C’est le cas, par exemple, de Carole Roussopoulos pour sa série des Lip, qui lui donne l’occasion de produire un discours théorique et pratique sur la question du travail. Godard et Gorin, pour leur part, ne se tiennent ni du côté de la marche normale du travail ouvrier, ni du côté de son dérèglement insurrectionnel par la déclaration de grève, mais précisément entre les deux. C’est encore une fois le collage qui permet aux cinéastes de réaliser cet équilibre : avec Vladimir et Rosa, ils sollicitent un principe d’association qui fonctionne sur l’inscription de la grève dans la consistance même du monde (fig. 12), refusant tout à la fois la description factuelle du travail et l’injonction politique univoque à destination du spectateur. Ce plan présente bien un collage de matériaux hétérogènes, mais également un collage de temporalités hétérogènes, comme s’il s’agissait déjà d’introduire la grève dans la situation de travail dont elle est la conséquence. Vladimir et Rosa fait alors d’un moyen ponctuel – la grève, en tant qu’elle vise l’obtention de meilleures conditions de travail à court terme – une fin en soi, dotée d’une existence théorique propre : l’exploitation des ouvriers et la grève qui lui répond deviennent des éléments consubstantiels au travail. L’occupation d’usine se réalise donc, non dans un acte de révolte dont le cinéma se contenterait d’être le témoin passif, mais dans la possibilité même de penser ensemble, et de manière durable, l’image du travail à l’usine et l’image de la grève – soit l’image de l’actuel et l’image du possible réunies en une seule et même texture.

 

Conclusion : la politique a-t-elle une consistance ?

 

On a souvent dit, à la suite d’Aragon, que le cinéma de Godard participait d’une esthétique du collage. Cette remarque a le mérite d’orienter efficacement l’analyse, et je crois avoir montré que sa validité ne disparaît pas au cours de la période militante de Godard. Toutefois, il ne faudrait pas oublier ce que cette mobilisation de la forme du collage signifie en pratique, une fois appliquée aux films. Dans cette optique, il me semble important de la distinguer de la simple citation, qui tend à maintenir une certaine hétérogénéité du discours définitif. Si ce critère de distinction semble arbitraire, c’est qu’en définitive il est moins question de décrire des formes d’intertextualité que d’identifier les trajectoires épistémologiques que ces deux formules engagent. Dans le cas de la citation, l’hétérogénéité du produit final rend possible une investigation en termes d’emprunt et de filiation, ainsi qu’une étude attentive à la généalogie des motivations de l’auteur [27]. La figure du collage admet au contraire l’idée d’une fusion du discours secondaire dans la matière de l’image, et dans sa structure intime : les strates de signification se mêlent jusqu’à devenir profondément indistinctes. C’est pourquoi le collage s’oppose chez Godard et Gorin au montage, qui conservait nécessairement quelque chose d’une opposition entre deux lectures ou deux discours dont l’un serait appelé à se substituer à l’autre, d’abord sur l’écran, puis dans la conscience du spectateur.

Le cinéma du groupe Dziga Vertov rejoint ici la pratique de Brecht, qui aimait à déconstruire les discours de ses adversaires, non pas en opposant à leurs mensonges la puissance épiphanique d’une vérité dévoilée – ce qui serait le moyen d’action privilégié de la « pensée critique » –, mais en intercalant ses propres idées dans celles des autres, réalisant ainsi une superposition de discours dans lequel il reste au lecteur à se mouvoir en toute indépendance. Non seulement « la critique ne retranche pas » [28], mais elle ne substitue pas. Elle n’instaure aucune équivalence entre les niveaux de signification envisagés. La critique, comme la politique, n’a de consistance que celle qu’elle se montre capable d’inventer. A ce titre, il est possible de voir dans le groupe Dziga Vertov une tentative pour redessiner les contours de l’expérience politique au cinéma. Privée de la consistance naturelle que lui assurait la théorie, celle-ci doit impérativement trouver de nouvelles voies pour se rendre lisible dans des images capables de tout sauf d’offrir au spectateur une grille d’analyse unique et définitive. Si un cinéma fondé sur ce projet peut être dit critique, c’est dans la mesure où il cherche à transformer l’image de l’intérieur, et non plus simplement à l’élucider depuis le dehors éclairé de celui qui a vu ce que les autres ne pouvaient voir. C’est la raison pour laquelle, dans le cinéma du groupe Dziga Vertov, le travail sur l’image et sur le texte se fait tout entier dans l’ordre du visible. Aussi Aragon avait-il raison de comparer Jean-Luc Godard à Nicolas Poussin, au motif que les deux hommes, en cela uniques dans l’histoire de l’art, partageaient le désir d’une œuvre bavarde, d’une œuvre qui parle ; mais qui « parle aux yeux » [29].

 

Bibliographie principale

 

- L. Aragon, « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? », Les Lettres françaises, n° 1096, septembre 1965, pp. 1 et 8.
- L. Aragon, Les Collages, Paris, Hermann, 1965.
- A. Bergala (dir.), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, vol. 1 [1995], Paris, Cahiers du cinéma, 1998.
- N. Brenez et al. (dir.), Jean-Luc Godard : Documents, Paris, Centre Georges Pompidou, 2006.
- M. Ernst, Ecritures, Paris, Gallimard, 1970.
- H. Frappat, Invasion Los Angeles : Une lecture du film de John Carpenter, Livret du DVD, Paris, Cahiers du cinéma/Studio Canal, 2003.
- G. Ménégaldo, « La citation filmique : quelques modalités et enjeux », Mise au point, n° 1, 10 août 2009.
- J. Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003.
- J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.

 

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[27] Voir par exemple G. Ménégaldo, « La citation filmique : quelques modalités et enjeux », Mise au point, n° 1, 10 août 2009.
[28] R. Barthes, « Brecht et le discours : contribution à l’étude de la discursivité » [1975], dans Œuvres complètes, vol. 4 : 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 786.
[29] L. Aragon, « Collages dans le roman et dans le film », art. cit., p. 129.