Démontage de l’e-mage
(Olivier Cadiot)

- Anne-Cécile Guilbard
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Cependant la description fait en même temps entendre le désir de projection dans un corps, précis et indéfini (« c’est juste quelqu’un »), et valorise son bien-être par le recours à de nombreuses références à ses sensations supposées, membres et organisme, le souffle en particulier, et puis cette résistance que ce corps oppose au flux de la rivière. Que peut un corps ? la question spinozienne [19] prépare en effet le plan deleuzien du livre de Cadiot, et ce « bloc de sensations, c’est-à-dire un composé d’affects et de percepts » [20] saisi au milieu du courant donne aussi bien la définition deleuzienne de l’œuvre d’art.

Le Je qui s’exprime ici est ainsi celui qui se projette dans, et est traversé par, l’image, et en même temps, distance critique, celui qui apprécie l’efficacité de cette image.

Dans ce contexte qui noue dans l’écriture l’intermédialité avec l’œuvre photographique ici citée de Nan Goldin, l’intertextualité qui fait entendre le trio Spinoza-Nietzsche-Deleuze et le vocabulaire emprunté à l’expertise économique repérée par un Jameson, la complexité postmoderne assumée qui règne dans le texte fait fuir le sens, et menace par conséquent l’efficacité requise dans la production du poète qui désire, du moins le prétend-il à l’intérieur du roman comme dans les interviews, être clair [21].

L’image, matérielle cette fois, intervenait autrefois comme recours lorsque le langage manifestait son impuissance, c’est ce que rappelle l’énonciateur en se référant aux croquis de Stendhal dans La Vie de Henry Brulard (qui ne sont pas montrés). On retrouve ainsi le caractère attachant du personnage narrateur dont l’effort pour être compris est donné comme une impuissance nouvelle, celle du sujet contemporain qui, devenu machine, doit être productif.


Quelqu’un n’arrivant plus à s’expliquer clairement se décide à faire des schémas.
Comme ça (p.76).

 

Dans la double page 76-77, « la tête la première dans la vie qui bruisse » comment représenter cela ? « L’histoire du monde en collages et en coulures ». L’image à droite page 77 représente justement l’histoire de l’Europe dans une planche qui ressemble à une écorce, de Dagobert à Henri II, de la Saxe à la Castille, on peut observer à la loupe les coulées parallèles, d’épaisseurs variées, divergentes convergentes sur le plan synthétique horizontal affiché par l’image. Le texte à gauche, page 76, fait, verticalement – comme font toujours les phrases –, référence à des histoires d’arbres planté, élagué, des petites histoires courues pendant la grande. Et si le narrateur essaie de ne pas « se planter » lui-même, substituant à ce verbe attendu dans l’isotopie arboricole le verbe « se tromper », c’est dans la mesure où il s’efforce de décrire un arbre sous l’angle du rhizome plutôt que des racines. On peut passer vite ici sur les histoires d’arbres de la philosophie (Deleuze encore et son n-1 [22], la nausée sartrienne devant la racine de marronnier et l’existence « de trop » [23]…) pour observer la matérialité de ces images que le narrateur manipule, parmi lesquelles celle de l’arbre : il peut dès lors la retourner de sorte que (page suivante, 78) « ah à l’envers on dirait un corps, avec les deux cuisses » (p.78 [24]). Il évoque par la suite les découvertes que l’on peut faire sur une planche de ce type avec différents outils de mesure et d’observation, le livre et ses histoires ne formant que l’un d’entre eux, disponible aux côtés des compte-fils, microscope, et autres outils à disposition du sujet contemporain pour qu’il s’exprime.

L’outil, inventé pour remédier aux insuffisances de l’homme et renforcer sa productivité, se fait ici ingénierie littéraire pour pallier l’insuffisance du langage et engage la mise en œuvre d’une poétique de pointe. On sait que l’automatisation de la métaphore avec le cut up rappelle le procédé surréaliste de l’écriture automatique ou du cadavre exquis (qui libère l’inconscient des contraintes de cohérence et de logique conscientes pour révéler des réalités enfouies), mais ici l’isotopie technique a plutôt tendance à renvoyer à une esthétique numérique liée aux usages ordinaires des nouvelles technologies et à ce contexte que Jameson appelait le « capitalisme tardif » [25].

Ces technologies numériques, on le sait, n’inventent rien qui ne soit calcul de données préalablement intégrées au système. Aussi l’écrivain substitue-t-il dans un autre de ses manuscrits [26] le verbe « maginer » au verbe « imaginer », il écrit « maginons une famille qui… ». La suppression du I (la première personne du sujet en anglais ?) fait valoir le lien, dans cette activité de production d’images, entre machine [27] et Magie.

Maginer consiste donc à faire jouer ensemble différentes pièces rapportées dans un nouvel assemblage, dispositif poétique exposé dans l’œuvre ventre à l’air, et observé, bien loin des mystères obscurs de l’imagination créatrice du poète voyant. Le déni est explicite :

 

je ne suis pas voyant du tout, j’ai menti, confession : je suis travailleur, je n’ai pas de dons. Je suis ordinaire. Je refabrique tout. Ligne à ligne (p. 95).

 

L’aveu entraîne un effet de sincérité ; la séquence complète présente cette révélation à la manière d’un soulagement – celui de ne pas être mage comme l’arrière grand-oncle – mais la joie du narrateur se montre si excessive qu’elle fait se lever le soupçon d’une authentique identité de mage que le narrateur refoulerait. C’est que l’articulation magie/machine pour le poète extra-lucide n’est pas si claire, pas plus que la différence entre le génie (d’un romantisme hérité d’Iéna) et l’ingénieur (d’une modernité conçue par Benjamin à l’ère de la reproductibilité technique).

En revanche, la machine – contrairement à la magie – se montre thérapeutique, rassurante dans la mesure où elle promet une forme de maîtrise positive :

 

Je suis positif. / J’enlève toutes les pensées mauvaises, je les traduis une à une en chair, je transvase posément, j’équilibre les organes, je sens les rouages, je pense en volumes et en masses, en fluide, en fuite d’atomes, mon âme est en forme de cœur. / Avec des artères comme une pieuvre. / Toutes les images sont vraies (p. 96).

 

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[19] Spinoza : « Personne, il est vrai, n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le Corps, c’est-à-dire l’expérience n’a enseigné à personne jusqu’à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu’il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par l’Ame » (B. Spinoza, Ethique, trad. Ch. Appuhn, Paris, GF Flammarion, 1965 (1677), p. 137). Et Deleuze de commenter : « Le point de vue d’une éthique c’est : de quoi es-tu capable, qu’est-ce que tu peux ? D’où, retour à cette espèce de cri de Spinoza : qu’est-ce que peut un corps ? On ne sait jamais d’avance ce que peut un corps. On ne sait jamais comment s’organisent et comment les modes d’existence sont enveloppés dans quelqu’un.
Spinoza explique très bien tel ou tel corps, ce n’est jamais un corps quelconque, c’est qu'est-ce que tu peux, toi » (cours à Vincennes du 21 décembre 1980 (dernière consultation le 11 août 2015)).
[20] G. Deleuze & F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit, 1991, pp. 154-155.
[21] Cf. entretien avec Laure Adler, « Hors Champs », France Culture, 18 octobre 2012.
[22] G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, Les Paris, Editions de Minuit, 1980.
[23] J.-P. Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, 1938.
[24] Le dessin anatomique de la dépouille de nerfs et de veines se trouve également dans une autre référence familière à l’auteur : Roland Barthes dans Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours » 1975, p. 157.

D’autre part, la superposition imaginaire des images d’un arbre et de cuisses renvoie également aux Photographies de Claude Simon (Paris, Les Editions de Minuit, « Photo-Cinéma », 1992). Philippe Ortel écrit, dans un article qui lie finement les stratégies stylistiques et esthétiques de l’écriture et de la photo simonienne : « En intitulant « jambes » (p. 120) une fourche d’arbre et « ventre et cuisse » (p. 121) la même fourche placée à l’envers, Simon indique lui-même, non sans ironie, que sur la scène de l’imaginaire un arbre est une partie du corps féminin et que toute image peut être la figuration condensée et déplacée d’un motif caché » (Ph. Ortel, « Le réseau des instants : Photographies de Claude Simon », Les images chez Claude Simon, La Licorne, n°71, Rennes, PUR, pp. 153-158, p. 167).
[25] Jameson reprend l’expression de l’économiste Ernest Mandel qui analysait un « troisième âge du capitalisme » dans F. Jameson, Le postmodernisme, op. cit., p. 35.
[26] Manuscrit identifié sous le titre « et si je faisais un film n°6 ». Mes remerciements vont à nouveau à l’auteur.
[27] « Pour Cadiot, le moteur de l’action, c’est l’action du moteur – « vrrr fait la machine » rappelle Michel Gauthier, dans M. Gauthier, Olivier Cadiot, le facteur vitesse, Dijon, Les Presses du réel, « L’espace littéraire », 2004, p. 75.