Vanité, l’attente entre l’objet et la figure
- Alain Tapié
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Fig. 7. S. Vouet, Sainte Marie-
Madeleine
, 1623-27

Fig. 8. Titien, Marie-Madeleine, 1531-1533

Fig. 9. D. Witting, Nature morte au théorbe
et à la tête du Christ
, XVIIe s.

Fig. 10. Ph. de Champaigne, Vanité, 1646

Fig. 11. H. Andriessen, Vanité, v. 1640

Les figures de la Vanité sont habitées par le souffle des passions par l’expression de la métamorphose et de l’anticipation lorsque autour d’un visage présent se voit dans le reflet du crâne ou du miroir le passé et le futur. Creusés, magnifiés, usés jusqu’à la destruction, les corps, les vêtements, les livres et les objets qui les accompagnent affectent par leur pouvoir d’identification celui qui les contemple.

On comprendra que la matière d’un tel sujet se modèle dans ces desseins au cœur de l’esthétique spirituelle et non point dans les ateliers si sensibles et ingénieux soient-ils. François Bergot [3] évoque la révolution accomplie par le Cardinal de Bérulle à diriger l’activité mystique dans une direction théocentrique. « Il faut premièrement regarder Dieu et non pas soi-même et ne point opérer par ce regard et recherche de soi-même, mais par le regard pur sur Dieu ». On voit bien la place du Saint intercesseur qu’illustre parfaitement une Madeleine pénitente de Simon Vouet (fig. 7). Cependant, l’exhortation augustinienne plane dans la représentation de ces modèles de vie et nous propose une dynamique autre même si elle peut être complémentaire. « Pourquoi donc hésiter à quitter les espérances du siècle pour me donner tout entier à la recherche de Dieu et de la vie heureuse. Mais un instant encore ! Les biens de ce monde sont aimables aussi, ils ont la douceur qui n’est pas petite. Il ne faut pas se hâter de briser l’inclination qui m’y porte : il serait honteux d’y revenir ensuite » [4]. Se dévoile ainsi une troublante temporalité de la conversion, de la beauté à la maturité, de la jeunesse à la vieillesse, de la richesse au dépouillement, parfaitement anthropocentrique dans cette capacité à rendre sublimes et emblématiques les traits de l’humanité. Le Père Le Moyne, poète et précisément jésuite, en donne dans ses vers, qui parlent de la Madeleine au désert, toute l’épaisseur physique affective et naturelle, « La Terre fume encore du feu de vos regards/Et déjà vous brûler le Ciel avec vos larmes » [5]. Au contraire des Oratoriens dont le Cardinal de Bérulle est la figure tutélaire, les Franciscains et les Jésuites formulent, dans leur pratique de la théologie par l’image, des exercices de la vie mystique qui portent le poids et l’expérience de l’existence.

Dans la sphère franciscaine, Caravage et ses émules ont élaboré à partir de ce matériau spirituel une écriture où le réel, l’héroïsme au quotidien, la grandeur de la simplicité, la violence contradictoire des passions, l’émotion de la disgrâce, la force mélancolique seront comme étant de traits stylistiques passeurs du message doctrinal. Fort d’une expérience visionnaire forgée par Ignace de Loyola dans l’art vénitien, les Jésuites contribue au sein d’une peinture théologique à composer aussi une figure du Saint comme modèle de passage, mais dépourvue de la violence univoque de l’affect que l’on rencontre chez les franciscains caravagesques. Volontiers sensuelle, elle dispose pleinement de son épanouissement physique et intellectuel et amorce tranquillement dans la gestion des attributs qui l’entourent dans un environnement clos de dimension presque paysagère le chemin vers la Rédemption. On reconnaîtra dans ces deux esthétiques l’aptitude à traiter du thème de la Vanité comme un genre en soi capable de conjuguer histoire, portrait, nature morte et paysage. Comme la Madeleine du Titien qui conserve toute sa beauté vénusienne (fig. 8), les figures des deux grands Saints exemplaires, Marie-Madeleine et Jérôme, sont projetées hors d’elles-mêmes, généreuse courtisane ou penseur missionnaire.

Tandis qu’une hiérarchie des genres s’élabore au sein de la pensée académique dont la diffusion la plus efficace et la plus spectaculaire en Europe se fait à travers l’activité de l’Académie française de sculpture et de peinture fondée en 1648, la peinture voit son centre de gravité se modifier. La fonction spirituelle, morale et physique d’un tableau fabriqué pour la dévotion privée ou publique, se réduit au profit de nouveaux usages. L’attention, le récit historique, la narration du quotidien, le sens du décor et de l’harmonie, la délectation de la manière, l’appréciation stylistique nourrissent la différence croissante des genres pour répondre à la diversité de la clientèle et ses aspirations de consommation plus ou moins immédiate. Les thèmes qui portent et offrent une méditation sur la destinée, sur l’interrogation métaphysique du monde, sont peut-être les seuls qui conjuguent dans la multiplication des savoir-faire, des genres autrefois rassemblés sur un même tableau souvent grâce à la collaboration d’au moins deux mains. Les représentations de la destinée, du Temps, du renoncement aux biens terrestres maintiennent par leurs compositions la dynamique de l’image qui prévaut encore au XVIe siècle où le bon usage au service du message mettait en jeu figures et objets, au pluriel comme au singulier, associés ou non au paysage qu’il soit clos ou cosmologique. La hiérarchie des genres fait émerger la catégorie sociale et intellectuelle d’un artiste libéral qui fait de sa manière, sa technique et son style la raison première de sa production. Désormais, la sublime transversalité des genres a fait son temps. Pour les peintres qui œuvrent dans la seconde moitié du XVIIe siècle, l’interrogation métaphysique dans sa forme plastique verse immanquablement dans la vanité de la peinture.

 

Compositions symboliques d’objets

 

On appelle généralement « Vanité », des compositions où l’on rencontre le plus fréquemment des symboles du temps et de la brièveté de la vie, de la mort et de la résurrection : sablier, crâne, fleur, que l’on associe aux objets de l’activité humaine. Vers la seconde moitié du XVIIe siècle, ces compositions voient leur fonction symbolique s’amenuiser au moment où leur effet décoratif se développe. Avec l’affirmation des genres, les Vanités rejoignent le monde des natures mortes, du hollandais stilleven que l’on traduisait par vie coye. Cette dénomination a tendance à nous faire oublier le message moral et religieux présent dans chacun de ces tableaux. On les a appelées « natures mortes » lorsque l’on a cessé de comprendre la portée spirituelle de ces œuvres ; leur description se faisait par l’énumération des éléments qui les composaient : fleurs, fruits, orfèvrerie, figures… Le message n’était pas nommé, il restait implicite. Les peintres du Nord et leurs commanditaires avaient choisi de faire parler leurs peintures au travers d’objets symboliques. Ils se méfiaient des émotions et des sentiments que provoquent les représentations humaines : certaines écoles, certains artistes, au cours de leur carrière, pouvaient tout aussi bien associer à ces objets un portrait, une figure allégorique. Ils animaient le tableau sans dominer la composition.

Si le message de la vanité des choses de ce monde s’appuie dans les pays latins sur la figure du saint ou sur l’allégorie antique, il s’exprime dans le Nord de l’Europe sous l’influence de la Réforme, dans la composition d’objets. L’historien de l’art I. Bergström, a divisé en trois groupes les tableaux qui « expriment » la vanité du monde et l’espoir de la résurrection. Le premier groupe évoque la vanité des biens terrestres :

- livres, instruments scientifiques, art : c’est la vanité du savoir ;

- argent bijoux, pièces de collection, armes, couronnes et sceptres : c’est la vanité des richesses et du pouvoir ;

- pipes, vin, instruments de musique et jeux : c’est la vanité des plaisirs (fig. 9).

Le second groupe évoque le caractère transitoire de la vie humaine : squelette, mesure du temps, montres et sabliers, bougies et lampes à huile, fleurs.
Le troisième groupe contient les symboles de la résurrection et de la vie éternelle : épis de blé, couronnes de laurier.

Très souvent une phrase, un motto issus d’un texte sacré ou d’un dicton populaire livrent la clé du message. Ces catégories, utiles pour reconnaître chaque symbole, n’apparaissent pas aussi distinctement dans les tableaux. Presque tous mêlent en effet les trois thèmes majeurs : vanité des biens terrestres, brièveté de la vie, espoir de la résurrection.

L’atmosphère grave et mélancolique de ces tableaux appartient à la vision sévère et moralisatrice de la Réforme calviniste, amplifiée et nourrie des images et des métaphores des poètes et auteurs des livres d’emblèmes contemporains. Les objets d’art, de science, de richesse, de puissance et de plaisir sont non seulement périssables mais encore ils vous avertissent du péché auquel conduit l’illusion de leur possession. La philosophie néo-stoïcienne s’illustre pleinement dans les vanités des écoles du Nord. Aux yeux du stoïcien, l’heure de la mort ne compte pas pour celui qui a mené sur terre une vie vertueuse, c’est pourquoi le crâne est parfois orné d’une couronne de laurier. La richesse ou le savoir bien employés entreront dans l’éternité.

 

Le temps, le plaisir

 

Les représentations symboliques des vanités du monde ne peuvent faire l’objet de strictes divisions, classements ou catégories. Chaque tableau présente souvent la majorité des idées constructrices : le temps qui passe, la mort et la résurrection, la vie brève, la vanité des biens terrestres. Souvent, les peintres et leurs commanditaires ont choisi de souligner un trait particulier de la vanité. Le thème de la fragilité humaine est partout présent. Il est parfois l’objet d’une attention particulière. On le rencontre dans les œuvres de construction simple où ne figurent que quelques symboles liés à la notion du temps et de l’éphémère (la bulle, la fumée, le sablier) (figs. 10, 11 et 11a ).

 

 

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[3] Cité dans François Bergot, « Le rien de tout », dans Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, op. cit., p. 43.
[4] Saint Augustin, Les Confessions, VI, 11.
[5] Cité dans François Bergot, « Le rien de tout », dans Les Vanités dans la peinture au XVIIe siècle, op. cit., p. 44.