Trois pommes et un triptyque
ou le détournement du sens dans
des vanités contemporaines

- Lilian Pestre de Almeida
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Fig. 4. J. van der Beeck, Nature morte
emblématique avec bride
, 1614

Le système de représentation est déployé dans sa totalité : un texte de fiction sur un collectionneur et mécène d’art que reprend un peintre pour créer un triptyque au nom classique, en latin qui plus est. Ajoutons à cela un essai signé par un critique portugais fort connu, commentant texte et images.

En principe, il n’y aurait rien à ajouter. Et pourtant… En réalité, le rapport entre image (à savoir le triptyque) et texte (à savoir la nouvelle) est loin d’être simple. Rien, absolument rien, dans la toile de Paula Rego ne renvoie au conte, sauf le fait qu’en offrant son triptyque à la Fondation Calouste Gulbenkian, elle comble une absence dans ses collections. Regardons ces deux vanités de plus près, le texte tout d’abord, la peinture ensuite.

 

 Le conte-source d’Almeida Faria

Voici l’intrigue du conte : un visiteur de passage à Paris, peintre lui-même, séjourne dans l’annexe de l’ancien hôtel particulier de Calouste Gulbenkian. Il couche donc un soir au 51, avenue d’Iéna et il y fait un rêve. Le récit est ce rêve étrange où le dormeur rêve qu’il se réveille et rencontre un homme qui lui parle de sa collection de peintures et de son amour de l’art.

Le narrateur, dans le songe, se lève et la curiosité le pousse vers l’étage. Un monsieur aux yeux levantins l’y accueille : Calouste Gulbenkian lui-même. Celui-ci s’adresse au narrateur dans un français d’étranger presque sans accent et lui parle de sa collection. Il commente la toile « La lecture » de Fantin de Latour, énumère les dépôts qu’il a faits de ses toiles dans différents musées, décrit ses maisons en Normandie et à Paris, parle de Jan Wenix, de Fantin de Latour, de Whistler et surtout de sa frustration de ne pas avoir l’une de ces mystérieuses natures mortes qu’on appelle vanitas, qui traduisent en images le « memento, homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris » « souviens-toi, homme, parce tu es poussière et que tu retourneras à la poussière »). Autrement dit : ces toiles, où une fleur fanée, un fruit qui se gâte, un vers sortant d’un corps, la mouche qui se pose sur un visage ou l’escargot qui laisse sa trace annoncent la fin de toute chose. Il y parle encore de ses relations avec Saint-John Perse [3] et commente la poésie du « chantre du cosmos ». A ce moment du récit, nous sommes devant une ekphrasis, non pas d’une toile mais d’un autre texte. Ce détail qui paraît échapper à notre sujet, n’est pas inutile.

Barbara Cassin explique ainsi l’ekphrasis :

 

      L’ekphrasis (sur phrazô, faire comprendre, expliquer, et ek , jusqu’au bout) est une mise en phrases qui épuise son objet, et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, qu’on donne des œuvres d’art.
      La première, et sans doute la plus célèbre, ekphrasis connue est celle qu’Homère donne, à la fin du chant XVIII de l’Iliade, du bouclier d’Achille forgé par Héphaïstos. L’arme a été fabriquée à la demande de Thétis, non pour permettre à son fils de résister à la mort, mais pour que « tous soient émerveillés » (466 sq.) quand le destin l’atteindra. C’est une œuvre cosmopolitique, où sont représentés, non seulement Terre, Ciel, Mer, bordés par le fleuve Océan, mais deux cités dans le détail de leur vie, l’une en paix et l’autre en guerre. Le poète aveugle produit la première synthèse du monde des mortels, prouvant ainsi pour la première fois que la poésie est plus philosophique que l’histoire.
      Non seulement cette ekphrasis première est la description d’un objet fictif, mais elle est suivie dans le temps d’une seconde ekphrasis, dont le modèle est cette fois, comme pour un remake, la première ekphrasis elle-même : il s’agit du bouclier d’Héraclès, attribué à Hésiode. Ce palimpseste ne se conforme donc pas à un phénomène, un bouclier réel, ni, en deçà, à la nature même et aux cités, mais seulement à un logos [...] [4].

 

Calouste Gulbenkian parle encore de son attitude à l’égard de sa collection : « On ne montre pas les beautés de nos harems », mais il croit que les toiles ont droit au bonheur. Il achève son monologue avec cette phrase superbe : « collectionner c’est être un sultan de choses».

Or ce conte a un noyau secret, auquel Eduardo Lourenço ne fait aucune allusion. Nous comprenons que Gulbenkian avait déjà rencontré son visiteur, car il l’avait aperçu qui lisait un livre sur Van de Beeck dans un café de Paris. Nous savons déjà que le narrateur est, lui aussi, peintre, oublieux du destin de ses toiles. Avant de s’endormir, il lisait la biographie d’un peintre peu connu, Torrentius, et à la fin de son récit il y revient. Le détail est important. Torrentius est le nom latin que s’est choisi un mystérieux peintre hollandais du XVIIe siècle, auteur d’une Vanitas emblématique, que le récit décrit à peine et que le volume organisé par la Fondation Gulbenkian ne cite guère. Elle a un autre nom possible, « La Tempérance » (fig. 4).

Arrêtons-nous, un instant, sur ce noyau obscur du récit qui paraît une digression, et dont on parle à peine. Les notes du Rijskmuseum d’Amsterdam publiées il y a quelque temps à propos de Torrentius sont intéressantes ; nous les reproduisons ci-après, car elles nous fournissent un fil d’Ariane dans ce dédale de références, qui mettent les toiles en abyme :

 

      Jan Simonsz. van der Beeck adopted the name Torrentius from the Latin « torrens », a translation of the Dutch word « beek » or stream. He acquired a notorious reputation for his many pornographic depictions. After being found guilty of obscene behaviour and blasphemy, his works were burned. One of his pornographic prints, however, seems to have escaped the bonfire: a picture of a couple making love, entitled « Torrentius fecit » : Torrentius made (this print).
      Torrentius was arrested for blasphemy and sent to prison in 1627. Through the intervention of, among others, Charles I of England, he was released after two years of hard labour. Charles installed him as his court painter. His emblematic still life, in praise of temperance was painted at the English court; the royal coat of arms is branded on the back of the panel. Constantijn Huygens was enthusiastic about Torrentius’s still lifes, but thought little of his paintings of people and other living creatures. Many were outraged by his depictions of women as prostitutes and Torrentius remained controversial until his death in 1644.

 

Ce noyau obscur du conte pointe vers un non-dit. Implicitement, le récit d’Almeida Faria met en scène trois hommes : un grand mécène, d’origine arménienne, collectionneur de toiles et protecteur de poètes, qui a adopté le Portugal comme sa nouvelle patrie ; un peintre méconnu du XVIIe siècle hollandais poursuivi par le puritanisme protestant et le narrateur, peintre dans la fiction, ayant des doutes sur son art. Le premier, amoureux fou de ses toiles, décide de les exposer et de ne plus les garder uniquement en tant que sultan jaloux, car il veut qu’elles soient heureuses. Le deuxième, le plus caché dans l’ombre du rêve, peint l’interdit et sa toile la plus connue aujourd’hui est l’exaltation de la Tempérance, symbolisée par une bride de cheval. Le troisième enfin, le rêveur narrateur, ne s’intéresse pas à ce qu’il produit et écrit son rêve.

 

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[3] Almeida Faria, pour écrire son conte, s’est fondé en partie sur la correspondance échangée entre Gulbenkian et Perse. Il est intéressant de voir comment la poésie de Perse est perçue par deux « Portugais » européens. La lecture qu’en font les Antillais est autre, car l’horizon d’attente et la réception créent des perspectives différentes. Là-dessus, il faudrait consulter les textes théoriques d’Edouard Glissant ainsi que le très beau poème-tombeau de Césaire sur Perse, dans le volume Moi, laminaire… (Paris, Seuil, 1982).
[4] « L’ekphrasis : du mot au mot », dans Vocabulaire européen des philosophes : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, le Robert, 2004.