La catastrophe mimétique :
Claesz, Pascal, Deleuze

- Olivier Leplatre
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Fig. 3. S. R. de Saint-André, Vanité,
v. 1650

Claesz signe cette réussite par son incrustation dans l’image, sur ou dans cette boule qui est son œil et la métaphore de sa manière de voir. Mieux – surenchère du pouvoir absolu du peintre –, il redouble l’admirable copie du réel par l’acte virtuose d’en restituer sur du verre la source ; il s’y lance le défi compliqué des reflets et des proportions qui prouve toute l’étendue de sa maîtrise technique. Cet autoportrait inclus illustre exactement ce qui sépare ici, dans les termes de Pascal, un tableau d’un portrait.

« L’éloquence », écrit Pascal, « est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui après avoir peint ajoutent encore font un tableau au lieu d’un portrait » [5]. En peinture, il est rare que le peintre fasse des portraits ; le plus souvent, il préfère composer des tableaux. Le portrait fixerait la limite du peintre qui obtient le rendu crédible de la réalité grâce à la transparence des signes qu’il manipule ; le portrait indiquerait l’arrêt modeste de la main du peintre, attentif à demeurer en-deçà de l’artifice, sage de ne pas se préoccuper de la peinture et de l’impression qu’elle souhaite faire sur son spectateur.

Le portrait serait semblable au simple face à face de l’objet et de son miroir. Le tableau est d’une autre sorte : le peintre retourne à sa peinture, il ne se satisfait pas du miroir, il s’inquiète de ce qu’il peint, essaie de voir ce que la toile rendra et dose l’effet en vue de la séduction.

Des portraits aux tableaux, le peintre ajoute le supplément, périlleux, du plaisir : plaisir de peindre soumis à celui d’obtenir de sa toile qu’elle soit jugée admirable. Le renchérissement de la peinture sur elle-même consiste alors à insister sur le signifiant. Il réclame l’habileté, le brio, le talent de faire retentir la toile, de théâtraliser le volume du geste qui préside à son avènement. Ce surplus d’incarnation de la peinture s’adresse, pour Pascal, au désir ; il se compromet avec le sensible, entremêlant douteusement les trois corps du peintre, du tableau et du spectateur.

Pourtant, comme l’a étudié Karine Lanini [6], Pascal nuance avec une très grande subtilité sa condamnation du simulacre mimétique. Du lieu où Pascal la regarde et écrit, la peinture ne ressort pas intégralement condamnée. « La faiblesse de l’homme est la cause de tant de beauté que l’on établit » [7] : l’homme a besoin de la chimère des beautés artificielles pour ne pas désespérer du monde, des choses et de lui-même. Le moraliste sans aucun doute, percevant la vérité de la peinture, ne saurait se satisfaire de ce mirage esthétique que crée la peinture et qui traduit son déficit métaphysique. Il écrit pour dénoncer le simulacre, réduire l’importance de la peinture, estomper ses couleurs et dénuder sa trame. Les dévots plus encore ne sauraient manifester que mépris pour la peinture en raison de la « nouvelle lumière que la piété leur donne » [8]. Les habiles, eux, continueront d’admirer ces beautés, avec la conscience du socle misérable sur lequel elles reposent. Ils en savent la raison mais ils la gardent dans le repli de leur réflexion : ils en jugent par la pensée de derrière. Cependant ils continuent d’admirer les tableaux comme ils admirent « un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais », parce qu’ils voient bien que « cet habit, c’est une force » [9]. Pareillement, l’habit de la peinture est une force qu’il est impossible de ne pas honorer.

Quant aux chrétiens parfaits, ils sont les mieux à même de considérer et de comprendre une autre vérité de la peinture, celle qui, selon la logique radicale d’un renversement du pour au contre, permet de voir avec une admiration mieux éclairée, « par une autre lumière supérieure » [10], la folie de la peinture. Les chrétiens parfaits admirent la peinture et en elle sa capacité de divertissement non parce qu’elles excitent leurs sens mais parce que la peinture – toute peinture – manifeste une telle force de vanité qu’elle en devient, comme malgré elle, ironiquement, un admirable objet de méditation et de foi ; là se dévoile, pour eux, à leur regard qui voit mieux, toute la vérité admirable de la vanité du monde. « Quelle vanité que la peinture » : ce sont les mots de Pascal, l’expression de son admiration, affranchie de toute sidération, détachée de toute extase ; ce sont les mots de la connaissance et de la lucidité quand elles savent ironiser, déjouer les pièges en les retournant contre eux. Entendons : « quel haut et beau degré de vanité que la peinture » qui se montre vaine tout en cachant qu’elle l’est, en quoi justement elle nous regarde.

Le tableau de Claesz (fig. 1 ) ne s’en tient pas à l’imposture magistrale de l’envoûtement mimétique. Il opère sur lui-même un retournement pictural qui révèle la vraie nature de la peinture, au prix d’un sursaut de clairvoyance. Car l’inscription enchâssée du peintre dans sa peinture l’amène à formuler un autre discours sur son art, différent de l’autoportrait épidictique. La boule recelant la « pupille » de l’artiste (sa « poupée » miniature) fait d’abord envisager la volonté d’une célébration narcissique et donc d’une exhibition du talent. Toutefois elle possède son pendant dans le tableau qui a pour finalité d’abaisser son image. Elle rime en effet avec un crâne calé à l’extrême droite dont l’intervention menace voire contredit le message spéculaire. De profil, ce crâne semble aspirer dans son paradigme symbolique les autres objets de la table, placés sur la scène de l’éphémère : le lumignon éteint, la montre, la noix brisée, le verre sous ses multiples avatars, tout appartient, selon les codes iconographiques du temps, au lexique de la vanité ; isolément et en réseaux, les signes du tableau évoquent le temps qui fuit, la fragilité des choses ici-bas, ils rappellent la chute, la fatalité de la finitude, le lâcher de l’existence qui s’écoule ou s’effondre.

Pas plus que l’écrivain ou le musicien, qu’incluent métonymiquement leurs instruments, le peintre ne s’exempte du sentiment du passage et de la fausseté des ambitions : il sait la chimère de l’orgueil et veut montrer que sa condition participe du principe de fugacité générale qui déréalise les hommes. Ainsi, plutôt que de prétendre vraiment à la royauté de l’artiste, il confie à la boule, dans laquelle il s’est réduit, le soin de le rapporter à l’échelle de l’humilité. La boule miroitante module la bulle qui, dans d’innombrables tableaux de vanité (fig. 3), contient dans sa forme-néant la vacuité négligeable de la vie, même rehaussée par l’art. Au lieu génésique du tableau, les choses se préparent au destin merveilleux de la peinture, à la fois dense et impondérable. Ils sont récupérés dans le sens régressif de l’amorphe. La peinture développe alors l’idée physique de leur déchéance et de leur disparition certaine, dans laquelle le peintre est également pris.

Voici donc un tableau (fig. 1 ) qui nous apprend à voir. Un tableau qui désenvoûte notre regard tout en décrivant comment l’artiste s’y prend pour nous tromper. Cette mise en abîme a des vertus de désappropriation dans le prolongement du desengaño baroque. Le dispositif du tableau construit ce point de perspective moral, ni trop près, ni trop loin qui, selon Pascal, aide à y voir plus clair [11]. Le tableau réussit contre lui-même une conversion du regard, contre sa propre opacité et au bénéfice du dessillement salutaire. Favorisant l’éclairage de la conscience, la toile de Pieter Claesz se recompose en miroir de la vanité : son plus parfait portrait et non son tableau ; ou elle s’impose comme un tableau se défaisant sous nos yeux et se ramassant en portrait, le temps de sa contemplation. Claesz peint une anti-peinture, une sorte de réponse pascalienne de la peinture à la peinture qui la ravit au visible et la résume au dernier mot de la vérité.

Cette peinture se tient au point focal de la vanité, où le tableau apparaît pour disparaître. Car la vanité définit ce genre de la peinture qui s’en prend à toute l’admiration pour les tableaux et ce qu’ils disent des objets du monde. Elle favorise et rompt le charme ; elle change la moire des formes et des couleurs en mue de la mort. Elle porte la représentation jusqu’à l’extrême éclat, la somptuosité et le luxe des détails et des reflets. Sa première intention est d’illuminer la toile et de nous faire la plus forte impression possible. Puis fait retour l’inadmirabilité des choses qui finissent par déclarer notre misère.

 

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[5] Pascal, Pensées, 495, éd. cit.
[6] K. Lanini, Dire la vanité à l’âge classique. Paradoxes d’un discours, Paris, Champion, « Lumière classique », 2006, notamment pp. 85-108 (chapitre « La vanité dans les Pensées »).
[7] Pascal, Pensées, 89, éd. cit.
[8] Ibid., 82.
[9] Ibid.
[10] Ibid., 83.
[11] « Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu, les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale qui l’assignera » (Ibid., 19).