Damien Hirst et la vanité de la peinture
- François Lecercle
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L’exposition de Florence montrait l’œuvre seule, sous son titre. Au Rijksmuseum, l’œuvre, sous le même titre, était montrée à côté d’une série de seize tableaux du musée choisis par Hirst et commentés par lui. A la Galerie White Cube, en revanche, l’œuvre était présentée avec d’autres, dans une exposition intitulée Beyond belief dont elle constituait la pièce maîtresse. Le titre de l’œuvre fait écho à celui de l’exposition, puisque tous deux hésitent entre un sens religieux (pour l’amour de dieu, aller au-delà des croyances) et artistico-médiatique (l’artiste défraye la chronique par des audaces incroyables). « Beyond belief » annonce une exposition à propos religieux, allant « au-delà des croyances » traditionnelles, c’est-à-dire prenant ses distances avec la tradition chrétienne, et plus particulièrement catholique [7]. Mais il suffisait d’entrer dans la galerie pour comprendre qu’il faut prendre l’expression au sens courant d’incroyable : le spectateur ne peut pas croire jusqu’où l’artiste ose aller dans la provocation. De fait, les œuvres allaient loin. Un veau noir conservé dans le formol, percé de flèches et attaché à un poteau d’acier, était intitulé Exquisite Pain. Ce titre ne désigne pas l’objet : c’est un commentaire sur son identité implicite. Il faut d’abord comprendre que le veau noir est une représentation sacrilège de S. Sébastien pour comprendre ensuite que le titre est un commentaire, sacrilège lui aussi, sur la souffrance du martyr, présentée comme un plaisir masochiste. Une autre installation, intitulée God Alone Knows, juxtaposait trois agneaux crucifiés dans trois caissons de formol. Une autre, intitulée The Adoration, montrait une brebis agenouillée, dans le formol, devant un squelette d’enfant en argent placé dans un incubateur. Après cette débauche d’inventivité morbide et blasphématoire, For the Love of God formait le « clou » de l’exposition, c’est-à-dire l’œuvre la plus « incroyable ». De fait, elle avait droit à un traitement particulier : pour la voir, le public devait pénétrer dans un habitacle particulier, sous bonne garde, et, comme dans les expositions d’Amsterdam et de Florence, l’œuvre était précédée d’une affiche fournissant l’historique (l’œuvre est la reproduction à l’identique d’un crâne masculin du début du XIXe siècle, acquis par l’artiste chez un antiquaire londonien) et surtout les données chiffrées : 2,156 kg de platine, 8 601 diamants de la meilleure qualité (VV1 à IF), pour un total de plus de 1 106,18 cts.

La galerie soulignait la portée religieuse de l’exposition. Les trois agneaux crucifiés de God Alone Knows sont présentés ainsi : « Hirst re-présente la brutalité viscérale de la mort du Christ, et pourtant il y a une beauté sereine, tout à fait inattendue, dans la façon dont les figures désolées et tragiques semblent flotter sur un fond de miroir, comme ressuscitées » [8]. Le commentaire est à la limite de la parodie : on se demande s’il faut prendre au sérieux ce lyrisme endimanché ou s’il adopte par jeu le style volontiers ampoulé des critiques d’art. For the Love of God fait l’objet du même traitement ambigu dans un court essai de l’historien d’art Rudi Fuchs, qui proclame que : « le crâne est hors de ce monde, céleste (…) Il proclame la victoire sur la décomposition. En même temps, il représente la mort comme quelque chose d’infiniment plus implacable. Comparée à la tristesse éplorée d’une scène de vanité, le crâne de diamant est la gloire personnifiée » [9]. Dans les deux cas, ce lyrisme emphatique laisse perplexe : reconduit-il la provocation parodique qui sous-tend les œuvres ou s’emploie-t-elle vraiment à dénier leur virulence provocatrice pour leur donner une respectabilité métaphysique ? On peut hésiter, car Hirst joue à la limite : si parodiques qu’elles soient, ses interventions blasphématoires peuvent toujours être récupérées en forme inédite d’expression religieuse authentique. La meilleure preuve est que l’exposition New Religion de 2007 a été organisée dans une église désaffectée, par une association artistique à fondement religieux.

For the Love of God développe un double message, qui rappelle le vacillement de la vanité traditionnelle, prise entre dédain du monde et exaltation de l’art. La galerie White Cube et son critique patenté développent une lecture métaphysique de l’objet. Parallèlement, la galerie et, à sa suite, le Rijksmuseum et le Palazzo Vecchio soulignent fortement les valeurs toutes mondaines que l’œuvre illustre.

 

 Le chef d’œuvre absolu : l’art de battre tous les records

 

La première caractéristique mise en avant est que l’œuvre bat des records. Les brochures publicitaires, les panneaux dans les expositions et les communiqués de presse annoncent à grand fracas qu’il s’agit de la plus grosse pièce de joaillerie faite depuis les joyaux de la couronne anglaise : le crâne rassemble trois fois plus de diamants que la couronne impériale. Il s’agit également, dit-on, de l’œuvre d’art la plus chère sur le marché. En cela, elle est l’aboutissement de la carrière de Hirst, qui court après les records d’enchères, dans une compétition avec l’artiste anglais qui passe pour le plus cher de son temps, Lucian Freud [10]. For the Love of God a également le privilège d’être la première œuvre contemporaine à entamer un tour des grands musées, en solo, à l’instar de ces expositions internationales qui tournent dans plusieurs pays. Ce tour a été annoncé au moment de l’exposition du Rijskmuseum, sans que la liste des musées concernés soit précisée – sans doute parce que ce n’était encore qu’un projet. Il a continué au Palazzo Vecchio, où l’œuvre n’a pas rencontré le succès escompté. L’avenir dira si le crâne parviendra à égaler les pérégrinations de la Joconde [11].

La deuxième caractéristique que les expositions soulignent est l’exploit de joaillerie. On vante le nombre des diamants et leur qualité (VVS à IF est la qualité requise pour des bijoux exceptionnels et pour les spéculateurs). La qualité du travail est à la hauteur de pareils matériaux : le joyau a été réalisé par une vieille firme londonienne de Bond Street, Bentley and Skinner, spécialisée dans le commerce et la restauration des bijoux anciens et il a demandé dix-huit mois de travail à des artisans joaillers hautement qualifiés.

La troisième caractéristique sur laquelle les communiqués de presse insistent particulièrement est la valeur marchande. L’œuvre ne doit pas seulement sidérer par la bizarrerie de la conception (un crâne entièrement couvert de diamants, même sur certaines faces internes) elle doit laisser le spectateur ébahi par son prix. Quand l’œil s’habitue à l’obscurité, il n’est pas besoin d’être expert pour remarquer, au milieu du front, un diamant taillé en poire, d’une taille exceptionnelle. Les notices précisent qu’il s’agit d’un diamant rose, parfaitement pur, de plus de 52 cts. Il est impossible de calculer la valeur des matériaux, à partir des cours publiés par les sites des diamantaires, car ils ne donnent aucun prix pour des diamants exceptionnels. On est donc forcé de suivre les experts. L’estimation « officielle », reprise couramment par la presse, est de 15 millions de livres sterling, mais elle est fortement contestée par certains experts, qui évoquent un montant de 7 à 10 millions. Le prix demandé, à la galerie White Cube, était de 50 millions. On a fait état d’une négociation à 38 millions qui aurait échoué pour des raisons inconnues. Un an plus tard, la vente est annoncée pour 100 millions, mais elle est ensuite dénoncée comme fictive par quelques observateurs, car aucune taxe ne semble avoir été payée et le consortium prétendument acheteur était composé de l’artiste lui-même et de ses partenaires en affaires [12].

On sait bien que le prix, en matière d’art, est important : l’art a une dimension fortement spéculative. Mais il n’est pas intrinsèquement lié à l’appréciation des amateurs : le plaisir esthétique n’est pas immédiatement fonction de la valeur marchande. Dans le cas du crâne, pourtant, la valeur marchande prend une importance particulière. La grande majorité des références à l’œuvre, sur le web, tourne autour du prix. Ce n’est pas étonnant à cause du battage médiatique qu’il a suscité : l’histoire de l’œuvre est l’histoire des fluctuations de sa valeur, de ses ventes possibles, réalisées ou feintes.

La tournée des musées participe pleinement de cette promotion. Elle a été conçue à l’avantage des deux parties. On peut s’étonner qu’un musée d’art ancien, comme le Rijksmuseum, organise une grande exposition autour du crâne mais, comme les responsables l’ont expliqué dans les brochures et communiquées de presse, accueillir une œuvre d’un artiste si controversé permettait à un musée d’art ancien de se poser en institution à la page, ouverte sur le monde actuel et d’attirer les foules. Inversement, cette exposition confère à l’artiste une stature nouvelle : entrant dans un des plus grands musées de peinture ancienne, Damien Hirst n’est plus l’enfant terrible de l’art contemporain qui triomphe dans les media et les salles des ventes, il devient capable de se mesurer aux plus grands noms de l’histoire de l’art. L’intérêt, pour lui, est si évident que certains se sont indignés que le Rijksmuseum se compromette dans une opération promotionnelle pour un artiste totalement étranger à la vocation du musée [13].

Subsidiairement, cette tournée est, pour l’artiste aussi, une opération commerciale : en entretenant le battage autour de l’œuvre contemporaine la plus chère, elle favorise la diffusion de « produits artistiques dérivés », sur le site Other Criteria [14], assez semblable aux sites de vente en ligne. La gamme des produits est très large et l’éventail des prix va d’environ 200 livres (poster) à 36 000 livres (crâne en plastique tiré à 50 exemplaires, tous colorés différemment) en passant par des sérigraphies, vendues entre 1 000 et 10 000 livres selon l’importance du tirage (de 250 à 1 700 exemplaires). Le site proposait également des dessins du crâne réalisés par Hirst et Michael Joo – chacun dessinant une moitié du crâne – qui montraient la faiblesse de Hirst comme dessinateur et la nette supériorité technique de Joo. Depuis, ces dessins, vendus entre 15 000 et 21 000 livres, ont disparu du site.

 

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[7] Hirst, élevé à Leeds et fils d’une Irlandaise catholique, a reçu une éducation religieuse contre laquelle il s’est rebellé pour professer, selon la formule de Will Self, un « agnosticisme sauvagement en colère » (« a savagely angry agnosticism »), Beyond Belief, op. cit., p. 14).
[8] « Hirst re-presents the visceral brutality of Christ’s death, and yet there is an unexpectedly quiet beauty in the way the forlorn and tragic figures appear to float against their mirrored grounds, as if resurrected ». Figurant dans une brochure diffusée par la galerie au moment de l’exposition, ce texte n’apparaît pas dans le catalogue Beyond Belief.
[9] « The skull is out of this world, celestial almost. (…) It proclaims victory over decay. At the same time, it represents death as something infinitely more relentless. Compared to the tearful sadness of a vanitas scene, the diamond skull is glory itself » (R. Fuchs, « Victory over Decay », dans Beyond Belief, Ibid., p. 18). Le même texte est repris dans le catalogue « particulier » de l’œuvre, For the Love of God, Londres, White Cube, 2003. R. Fuchs est un critique influent mais dont la carrière a été compromise par une affaire de trafic d’œuvres d’art. Mis à part l’essai contestable de Fuchs et des photos de l’objet sous tous les angles, ce deuxième catalogue est remarquablement vide : il rassemble quelques articles techniques hétéroclites.
[10] La rivalité avec Lucian Freud me semble une composante évidente de la carrière de Hirst : records d’enchères, exposition à la Wallace Collection, etc. La critique ne l’a, à ma connaissance, jamais relevé, parce que tout oppose les deux artistes : l’un fuyait la foule et les projecteurs, l’autre les recherche avant tout ; l’un se cantonne à une pratique très traditionnaliste de la peinture, l’autre multiplie les expérimentations les plus hasardeuses.
[11] Depuis que j’ai écrit cet article, l’œuvre a eu droit à deux autres expositions en solo, à la Tate Modern, en 2012 et à Doha, au Qatar, en 2013. Voir infra le PS à cet article.
[12] Beaucoup de critiques ont émis des doutes sur la réalité de cette vente et les informations contradictoires données par les intéressés eux-mêmes. Voir en particulier W. Januszczak, « Does Damien Hirst’s auction at Sotheby’s mean the end of the gallery ? », The Sunday Times, 7 septembre 2008, et G. Owen et P. Dunbar, « Did Damien Hirst really sell diamond skull for £ 50m ? », Mail Online, 9 septembre 2007.
[13] Sur cette polémique, voir R. J. Preece, « Damien Hirst diamond skull at the Rijksmuseum : Behind the scenes. To what extent have marketing and publicity become art ? », posté le 1er juin 2009 sur le site Art Design Café (consulté 12 octobre 2015).
[14] Le site Other Criteria, lié à la galerie White Cube, semble appartenir partiellement à Hirst. Un site entièrement consacré à Hirst a ouvert : Damien Hirst.