L’image et l’effroi chez Pascal Quignard :
« Petit carême. Petit traité. Vie éphémère »

- Christine Jérusalem
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Fig. 4. L. Baugin, Nature morte à l’échiquier, v. 1640

Fig. 5. D. Fetti, Portrait de Madeleine
pénitente
, 1622

Rappelons rapidement l’anecdote du roman : le musicien, Monsieur de Sainte Colombe, ne se console pas de la mort de sa femme et compose Le Tombeau des Regrets. Il joue ce Tombeau dans une cabane située au bord d’un ruisseau, au bord d’une eau qui, comme dans La Barque silencieuse, autorise toutes les visions fantasmagoriques. Avec, pour seule compagnie, sa viole, « une carafe de vin cuit entourée de paille tressée », « un verre à vin à pied » et « un plat d’étain contenant quelques gaufrettes enroulées » [18] . C’est alors que surgit la vision de sa femme qui, telle Eurydice, disparaît à la fin du morceau de musique. Mais après son départ, Sainte Colombe remarque qu’un peu de vin a été bu et qu’une gaufrette a été à demi rongée. On aura reconnu dans ces trois éléments iconiques ce qui compose la nature morte de Baugin. Merveilleuse fable quignardienne qui se moque de la chronologie et du vraisemblable : Sainte Colombe aurait demandé à son ami Baugin de faire un sujet « qui représentât la table à écrire près de laquelle sa femme était apparue ». « Il éprouvait en la voyant du bonheur. (…) Au fond de lui, il avait le sentiment que quelque chose s’était achevé. Il avait l’air plus quiet » [19].

Si les natures sont « coites », si elles appartiennent au registre de la Muta Eloquentia,si elles « se taisent jusque dans leur sens » [20], comme La Barque silencieuse, elles sont aussi porteuses de « quiétude ». Quignard note à leur sujet : « Elles font silence en demeurant à son affût. Elles transforment la vie en son résumé » [21]. Transformer une vie en un résumé, n’est-ce pas le propre de la Vanité, avec ses allégories ? L’allégorie n’impose pas de stratégie interprétative obligatoire. Elle laisse affleurer une pluralité de lectures pouvant être contradictoires, comme dans La Nature morte à l’échiquier de Baugin, qui apparaît dans Tous les matins du monde :

 

Le peintre était occupé à peindre une table : un verre à moitié plein de vin rouge, un luth couché, un cahier de musique, une bourse de velours noir, des cartes à jouer dont la première était un valet de trèfle, un échiquier sur lequel étaient disposés un vase avec trois œillets et un miroir octogonal appuyé contre le mur de l’atelier [22] (fig. 4).

 

Cette peinture, dont l’écrivain tait le titre, est également appelée Les cinq sens et peut se lire de deux manières : contemplation des agréments de la vie sensuelle ou sermon moral nous donnant à réfléchir sur l’échiquier de notre vie et nous invitant à choisir entre les trois œillets, symbole de la grâce divine, et le miroir aveugle. Les réflexions de Walter Benjamin ont admirablement mis en valeur cette réversibilité de sens propre à l’allégorie baroque. Elle est, selon le philosophe, le contraire du symbole classique ou romantique. Alors que le symbole exprime la réconciliation du monde sensible avec le monde intelligible, l’allégorie « se plonge dans l’abîme qui sépare l’image et la signification » [23]. Elle nous donne à voir un espace de tensions en n’étant pas seulement l’image frappante participant au procédé mnémotechnique mais en constituant un véritable mode de pensée et de création. Comprendre l’allégorie, ou du moins en saisir ses sens latents, le déploiement de ses significations virtuelles, c’est aussi entrer dans l’image comme on entre dans un rêve.

Benjamin associait l’allégorie au regard mélancolique et c’est peut-être ce sentiment qui rend notre époque si sensible aux Vanités. L’association entre Vanité et Mélancolie est ancienne : le célèbre tableau de Domenico Fetti, Portrait de Madeleine pénitente représente la sainte, la tête penchée, la main posée près d’un crâne. L’autre titre de ce tableau est La Malinconia, « La Mélancolie », car il présente un certain nombre de points communs avec la gravure de Dürer (le chien, les instruments géométriques…) (fig. 5).

Madeleine préfigure ainsi toutes les têtes penchées, tous les regards tournés en dedans, tous les visages aux paupières baissées. Pascal Quignard précise ceci dans La Nuit sexuelle : « Marie Madeleine hantée par la vie obstinément sexuelle qu’elle avait menée, ne mangeant plus, devint la figure de la mélancolie. La mélancolie apparut sur le seuil du paradis » [24]. « Le camp de la douleur, c’est la mélancolie », écrit encore Quignard dans La Barque silencieuse [25]. Toute l’œuvre de Quignard est ainsi traversée par cette humeur noire, proche de la « manière noire », comme il l’écrit dans La Nuit sexuelle, des graveurs, tel Meaume, « ombre errante » de Terrasse à Rome [26]. Tout au long de la belle étude que Dominique Rabaté a consacrée à l’écrivain revient l’idée que l’encre de Quignard est teintée par l’astre saturnien, « toujours prise dans une dimension mélancolique à laquelle elle doit prêter une figure chaque fois nouvelle, pour conjurer l’absence en la nommant, c’est-à-dire en la redoublant » [27]. Mais cette immense mélancolie, ajoute Rabaté, est « une mélancolie étrangement heureuse » [28].

 

« Une mélancolie étrangement heureuse »…

 

Car si, comme l’a rappelé William Marx dans Vie du lettré, littérature et humeur noire « forment les deux versants indissociables d’une même réalité » [29], quelque chose survit aussi dans la nuit [30]. Telle est l’ambivalence des Vanités : brouiller les dualités, les temporalités, les moralités, pour nous faire voir simultanément le funeste sablier de la célèbre gravure de Dürer et la clepsydre qui, dans le studiolo des érudits, comme Pascal Quignard, laisse filtrer le « grain de la voix » des êtres aimés, fantômes flottants, fragiles, rêveurs. Les romans ou les images que l’écrivain représente dans son œuvre sont des rêves noirs dans lesquels se coagule la mélancolie des Vanités. Et dans cette manière de broyer du noir se dit toute l’ambivalence d’une peinture qui exprime tout à la fois l’engourdissement d’une pensée froide et l’étincelle d’une bile chaude, en somme les deux faces de ce que l’on a appelé Mélancolie à la Renaissance.

On peut ainsi penser que si les Vanités sont si présentes dans la littérature contemporaine ou dans les arts plastiques actuels (que l’on songe, par exemple, aux deux expositions organisées en 2010 au musée Maillol ou à la Fondation Bergé-Yves-Saint-Laurent [31]) c’est peut-être pour la dimension très mélancolique qui les habite et qui survit, indépendamment de leur substrat religieux. Contre notre société de consommation et de consolation qui entend faire disparaître les traces des corps morts et des vivants souffrants, contre le stéréotype en vigueur qui fait du « travail de deuil » une obligation, la littérature retrouve dans les Vanités une nouvelle éthique de la mémoire.

 

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[18] P. Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, 1991, pp. 40-41.
[19] Ibid., pp. 44-45.
[20] P. Quignard, Georges de la Tour, op. cit., p. 60.
[21] Ibid., p. 50.
[22] P. Quignard, Tous les matins du monde, op. cit., p. 68.
[23] W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985 [1928], p. 178.
[24] P. Quignard, La Nuit sexuelle, op. cit., p. 49.
[25] P. Quignard, La Barque silencieuse, op. cit., p. 204.
[26] P. Quignard, La Nuit sexuelle, op. cit., p. 11.
[27] D. Rabaté, Pascal Quignard, étude de l’œuvre, Paris, Bordas, « Ecrivains au présent », 2008, p. 93.
[28] Ibid., p. 103.
[29] W. Marx, Vie du lettré, Paris, Les Editions de Minuit, 2008, p. 105.
[30] Ibid., chapitre XXIII.
[31] « C’est la vie ! », musée Maillol, 2010, « Vanité. Mort, que me veux-tu ? », Fondation Pierre-Bergé - Yves Saint-Laurent, 2010, Paris.