Les Mystères de la Chambre obscure

- Paul Louis Rossi
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III
Les Nuits

 

Il est possible de contester cette ressemblance entre le cinéma et la poésie. Mais nous avons des preuves du contraire. Plus précisément, il existait à cette époque un exégète nommé Ado Kyrou, et je transportais déjà avec moi la première édition de son livre intitulé : Le Surréalisme au cinéma, qui semblait affirmer que tout le Cinéma était d’essence surréaliste. Les écrivains et les poètes aujourd’hui sont loin d’épouser cette idée. Mais il faut relire Le Paysan de Paris et l’admirable passage de Louis Aragon devant le spectacle des Buttes Chaumont la Nuit pour découvrir les raisons de cette analogie :

 

La nuit a des sifflets et des lacs de lueurs. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un quartier de bœuf au poing d’or des cités. Ce cadavre palpitant a dénoué sa chevelure sur le monde, et dans ce faisceau, le dernier, le fantôme incertain des libertés se réfugie, épuise au bord des rues éclairées par le sens social son désir insensé de plein air et de péril. Ainsi dans les jardins publics le plus compact de l’ombre se confond avec une sorte de baiser désespéré de l’amour et de la révolte…

 

Du romantisme à l’écriture automatique, le surréalisme jouera avec cette description onirique que le cinématographe transportait avec une sorte de légitimité. Il utilisera ce romantisme des Cités modernes, et les rencontres infinies des objets, des perceptions, des rues et des habitants égarés de ses métropoles.

 

Songez aux Vases communicants, de la même époque, avec l’image de Nosferatu le Vampire dans le film de Murnau, et la photographie de l’appareil à sous automatique de l’Eden Kasino, à Castellane, fréquenté par André Breton et Georges Sadoul, avec la conclusion du chapitre : Time is Money. Je puis citer également cette description hallucinée du rêve dans le poème de Breton intitulé « Vigilance » :

 

A Paris la tour Saint-Jacques chancelante
Pareille à un tournesol
Du front vient quelquefois heurter la Seine et son ombre glisse imperceptiblement parmi les remorqueurs
A ce moment sur la pointe des pieds dans mon sommeil
Je me dirige vers la chambre où je suis étendu
Et j’y mets le feu…

 

Mais je pense surtout à Raymond Roussel, qui invente, selon Georges-Emmanuel Clancier, en 1910 l’art de l’image par excellence : Le cinéma…

 

Soudain, comme s’il retrouvait au sein de sa torpeur quelque reste de conscience, Fogar effectua un imperceptible mouvement du corps, qui fit agir son aisselle sur la manette.

 

Aussitôt le phare s’alluma, projetant verticalement dans la direction du sol une gerbe électrique de blancheur éblouissante, dont l’éclat se décuplait sous l’action d’un réflecteur fourbi à neuf.

 

Je pense souvent à cette Porte des Lilas, emblématique des premières années du cinéma. Cependant, il faut aller chercher plus loin. Si l’on accepte que l’Inconscient a toujours existé, on peut trouver la trace d’une relation fantasmatique du cinématographe avec les récits du Romantisme Allemand : Achim von Arnim : Isabelle d’Egypte et le campement des bohémiens. Henrich von Kleist et La Marquise d’O. Et surtout des références théâtrales à l’activité de l’auteur incomparable des Contes d’Hofmann.

 

Mais pour moi le personnage romantique le plus obsédant demeure Gérard de Nerval, celui qui me fait songer aux Enfants du paradis, et qui erre dans les bois de Romainville, après cette Porte des Lilas, à la recherche du Théâtre de Verdure de Paul de Kock, mais aussi du chemin de Melun et même de l’Allemagne. Cette prose liquide des Nuits d’Octobre doit nous conduire à Fedor Dostoïevski, le préféré des Cinéastes qui ont utilisé Les Nuits Blanches de Saint Pétersbourg, ainsi que L’Idiot, comme la tragédie de Douce, dont on trouve encore la trace dans la ville injustement négligée de Boulogne sur Mer, avec son musée dans la forteresse et ses collections de masques Kodiak et de poteries étrusques. Où l’on a tourné l’admirable film de Alain Resnais, intitulé Muriel ou le temps d’un retour.

 

 

IV
Feuilles détachées

 

Je désire prolonger un instant mon cheminement personnel. Nous sommes en 1957, au temps de la guerre d’Algérie, et je puis assurer que je suis allé au cinéma avec les bagnards. En vérité nous étions dans un camp de baraques militaires, juste sous les murs de la Prison Centrale de Fontevrault, la pire des prisons selon les gardiens. Et nous rentrions dans la Citadelle – Ancienne Abbaye – afin d’assister à la séance entre les surveillants et les bagnards. J’ai malheureusement oublié le nom des films. Nous ne savions pas que l’ancienne Abbaye conservait encore dans des caves secrètes les tombeaux sculptés dans le marbre, de Richard Cœur de Lion, de Henri Plantagenêt, et surtout celui d’Aliénor d’Aquitaine, amie de Bernard de Ventadour. A l’époque du bagne, l’Abbatiale elle-même était occupée par un dortoir construit en bois de trois étages, avec les paillasses des condamnés. Par contre durant ces années interminables, j’ai beaucoup fréquenté les salles obscures dans la ville toute proche de Saumur où nous avions fini par trouver des refuges, des amis amateurs de musique de Jazz, des actrices du théâtre et quelques lecteurs noctambules.

 

Je conserve la mémoire en particulier des Frères Karamazov de Richard Brook – 1957 – couleurs passées de la pellicule. Et surtout de L’Arbre de Vie d’Edward Dmytryk, à cause de l’Arbre étincelant dans l’automne, bien sûr, et surtout de l’orchestre des musiciens noirs, en smokings, jouant de la musique symphonique et des valses de Strauss dans une résidence luxueuse du Sud durant la Guerre de Sécession. J’ai vu à cette époque Marguerite de la Nuit, d’après un roman de Pierre Mac Orlan, que j’ai souvent cité. Et il m’est même arrivé d’en parler avec Claude Autant-Lara, un soir, au bar de l’Hôtel de la Duchesse Anne, à Nantes.

 

Donc, à la suite de cette épreuve, je suis revenu dans cette ville de Nantes, et j’ai commencé de rédiger dans une feuille locale une chronique consacrée au Cinéma. J’ai gardé quelques coupures de mes articles, à peine lisibles. Mais j’avais de l’influence car, à chacun de mes feuilletons, des lecteurs écrivaient à la rédaction, alors que je les envoyais dans des banlieues lointaines voir des films impossibles.

 

Comme Le Coup de l’EscalierOdds Against Tomorrow – de Robert Wise – 1959. Il y avait une musique de John Lewis avec le Modern Jazz Quartet. Harry Belafonte jouait du vibraphone dans une boîte de nuit. Enfin, je puis le dire aujourd’hui, j’ai assisté au tournage de Jacques Demy : Lola, à Nantes, et je me suis lié à l’une des actrices du film, qui se nommait Anne Zamire, celle qui enfile des perles à La Cigale.

 

Anne était un personnage singulier qui ne fréquentait pas vraiment les autres acteurs, mais qui connaissait très bien Youki Desnos, Tristan Tzara, et surtout Gherasim Luca, le poète roumain. Nous allions ensemble à Paris écouter des conférences sur les tarots. Anne Zamire apparaissait aussi dans une courte séquence du film de Jacques Rivette : Paris nous appartient. Je fis à Paris connaissance avec Betty Schneider et je me promenais dans la ville avec ces belles actrices. C’est à cette époque que j’ai dû voir une première version technique du film de Eric Rohmer : Le Signe du Lion : histoire d’un Américain seul à Paris durant l’été. J’en garde un grand souvenir. Cependant ma rupture avec les performances théâtrales et poétiques, et toute la mythologie surréaliste date des années suivantes. J’étais déjà ailleurs.

 

Cependant j’ai écrit depuis un essai consacré à Hans Arp et Sophie Taeuber. On ne sait pas que Arp a publié un très beau volume de poésies intitulé : Jours effeuillés, en 1966. J’ai toujours, sur le plan esthétique, et dans mes sympathies, préféré le dadaïsme et les dadaïstes au surréalisme. Arp bien sûr, mais surtout Tristan Tzara. De plus, cela n’a rien à voir, mais je déteste ce qu’on appelle la peinture surréaliste, Salvador Dali en particulier. Cependant pour moi le personnage exemplaire demeure Luis Buñuel, et j’ai fini par retrouver au Latino de Paris, le film tourné au Mexique : Subida al CieloLa Montée au ciel – de 1953, que je cherchais depuis des années.

 

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