Stavros Tornes, le poète solitaire
du cinéma grec

- Kostoula Kaloudi
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Καρκαλού (Karkalou), en 1984, est un film qui raconte la marche d’un homme vers sa propre mort, un film, selon le réalisateur, qui relate « notre mort quotidienne » [16]. Un vieil homme étrange voyage dans un taxi et est confronté à des fragments d’images de sa propre vie et de son trajet réel. Il échange des bribes de conversation avec le jeune chauffeur intrigué. A la fin, nous voyons que le taxi transportait un cercueil avec le même homme mort, que tout le trajet était une marche vers la fin. Images d’un paysage aride et rocailleux, images de pierre – un matériel que Tornes connaissait bien parce que, quand il avait quitté la Grèce en 1967 à l’arrivée de la dictature des colonels, lesté d’un lourd passé politique qui le poursuivait, pour survivre, il avait travaillé comme ouvrier dans les carrières en Italie. Quelques années plus tard, il était allé en Calabre pour fabriquer des « sculptures primitives » [17], comme l’attestent les témoignages de ses amis. Il disait les pierres « œuvres du soleil et de l’eau, de l’eau et du soleil » [18]. Dans Καρκαλού, la dureté du paysage, les ténèbres de la nuit cèdent brusquement la place à des images qui semblent véhiculer des moments personnels oubliés, des souvenirs d’un passé lointain aux sons soudains d’une musique jazz. La scène la plus caractéristique du film, sans doute, qui transmet le climat personnel de l’écriture de Tornes, se déroule dans une baraque proche des chantiers navals. Le vieux voyageur invite le jeune chauffeur d’un signe de la main, depuis la fenêtre de la baraque ; l’autre entre et se retrouve face à face avec une femme mystérieuse, vêtue de manière démodée et semblant sortie d’un film hollywoodien de la grande époque, pour danser ensuite tous les trois aux sons d’une mélodie nostalgique de Louis Armstrong. Serait-ce une référence à l’amour de Tornes pour le cinéma américain qu’il avait découvert dans sa jeunesse dans les salles de cinéma athéniennes ? Coexistence du passé et du présent à travers les figures des deux hommes ? Il n’existe pas d’explication certaine, seulement une sensation de rêve où les frontières entre réalité et imagination sont abolies, car la scène dans la baraque des chantiers navals semble transposer les rêves d’une manière rude, brute, à l’écran cinématographique. Le cinéma de Stavros Tornes tente de rendre visible le matériel des rêves, et c’est ce matériel qui fait que ses films sont si inexplicablement forts, débordants de sentiments et d’associations d’idées. Ses images sont la version cinématographique du moi secret, inavoué, que chaque individu porte en lui. C’est la métamorphose de la réalité à travers le langage du cinéma : tel est le cinéma de poésie, selon Pasolini. « En dépassant ses limites, la langue arrive à devenir le langage poétique » [19], disait Tornes, pour parvenir à ce dépassement à travers ses films. Et Καρκαλού est un commentaire poétique sur la fin, sur le fardeau de l’existence, sur la récapitulation du destin personnel.

Vient ensuite, en 1985, Ντανίλο Τρέλες – ένας φημισμένος ανδαλουσιανός μουσικός (Danilo Treles, un célèbre musicien andalou), conte qui se déroule dans une nature où se rencontrent des êtres étranges, la magicienne, l’homme-renard, un coquelet anthropomorphe, un magicien noir, qui tous sont à la recherche d’un musicien, Ντανίλο Τρέλες, qui, à l’instar du héros de Μπαλαμός, erre dans le temps. Un personnage fantomatique qui se présente tantôt comme un vampire, tantôt comme un esprit des arbres, tantôt comme une musique. C’est, selon Tornes, « la quête du langage poétique de la musique... du langage originel » [20], dans une atmosphère bachique de fête, dans un film sans aucune trame logique, qui devient pour le spectateur à la fois labyrinthe et jeu.

Enfin, le film Ένας ερωδιός για τη Γερμανία (Un héron pour l’Allemagne, en 1987), le dernier qu’il réalise avant sa disparition, est le seul qui suive une structure narrative, avec des personnages précis et un scénario. Tornes écrit à ce sujet : « Le Héron a désormais une histoire et une trame linéaire. Pas verticale. Il suit une marche ascendante et s’envole. Une autre de ses différences est l’inflation du discours. Dialogues, monologues bien organisés, reposant sur les protagonistes concrets. C’est aussi mon premier travail avec une musique orchestrée. J’en avais besoin, parce que j’avais affaire au Grec et à sa sentimentalité. Les héros principaux sont trois. L’éditeur Loukas, qui n’imprime que des recueils de poèmes et qui, faute de s’en sortir financièrement, vend aussi des oiseaux empaillés. Des personnages qui souvent jouent des doubles rôles puisque, à travers le rêve et l’imagination, ils revivent les années d’Occupation... Avec une autre lecture, le Héron. C’est aussi un film de l’Occupation que nous transportons en nous, même si elle est finie » [21]. Une parabole cinématographique sur la poésie qui se perd comme se perd l’amour, dans une société qui sera conduite progressivement, comme le pressentait Tornes, vers l’uniformité, la domination du marché et de la technologie. Une technologie qu’il jugeait dangereuse pour le cinéma, dans la mesure où il pensait qu’elle pourrait le mener, selon ses termes, « à des formes mortes » [22].

« Tant que j’aurai des forces, je ferai des films » [23], disait Tornes, qui est passé par tous les métiers du cinéma et insistait sur son besoin de faire du cinéma, fût-ce avec des moyens financiers et matériels très limités. Il ne s’est pas laissé décourager par les difficultés financières et pratiques. « Quand on n’a pas de capital, on devient inventif. On acquiert une dextérité de magicien, d’homme capable d’approcher le merveilleux, ce qui, pour y parvenir, exige de la pureté » [24]. Tous ses films témoignent de cette rencontre avec le merveilleux, de la conquête de la création, de la transformation des pensées poétiques en images cinématographiques, malgré les circonstances contraires. D’ailleurs, comme il l’écrit dans son manifeste, « le cinéma est le point de rencontre et de conflit entre le réel et l’inconcevable » [25].

Tornes avait foi dans le cinéma et se battait pour faire des films, sans en attendre de consécration sociale. A travers le fantastique, la trace des mythes, la poésie, il cherchait, selon ses termes, « le paysage de l’homme » [26]. En insistant sur le souvenir d’un autre monde qui s’en allait, en voulant désespérément fixer ses traces sur la pellicule. En cherchant à approcher par la machine de prise de vue « les lieux auxquels l’homme peut difficilement parvenir » [27]. En faisant des images de ses souvenirs et de ses pensées, de sa propre vision, et en se dressant contre toute forme d’uniformisation et de contrôle.

« La poésie ne fleurit pas de nos jours, les temps sont durs », disait Tornes incarnant un poète dans son dernier film, Ένας ερωδιός για τη Γερμανία (Un héron pour l’Allemagne). Aujourd’hui donc, que reste-t-il, à revoir les films de Stavros Tornes, à revoir les images rudes, la sincérité de son regard à travers ces poèmes cinématographiques qui parlent du sens de la beauté quotidienne, de la mémoire d’un monde archaïque qui nous suit toujours et qui, comme nous l’avons entendu dans Αντίο Ανατολή, « a laissé une entaille insurmontable/, une entaille telle celles des primitifs dans les cavernes/ qui sont restées pour toujours dans les siècles » ?

Il reste un sentiment de tristesse, car la liberté que cherchait Tornes et pour laquelle il se battait, la liberté de s’exprimer et de vivre, semble avoir disparu pour toujours dans la Grèce d’aujourd’hui, et tout semble aller, comme il le disait, « vers le silence et le désespoir » [28]. Son œuvre, ses films qui, avec un désespoir impérieux, ont tenté de fixer et de sauvegarder un monde ancien en perdition, un monde empli de croyances, de mythes, de sentiments, mais aussi de la joie spontanée de la création, nous rappellent l’un des rares messages d’optimisme auquel nous puissions puiser, dans un pays en train de s’effondrer : que le cinéma était, selon Stavros Tornes, et continue à être, tant que son souvenir demeure vivant, « le lieu où toi et moi faisons connaissance, où les autres et moi nous nous embrassons » [29].

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Ouvrage collectif

  • Σταύρος Τορνές – αφιέρωμα στο έργο του Σταύρου Τορνέ (Stavros Tornes – hommage à l’œuvre de Stavros Tornes), Athènes, Rodakio, 1995.

     

    Articles de revues

  • Katerina Evaggelakou et Ilias Kanellis « Όσο έχω δυνάμεις θα κάνω ταινίες » («Tant que j’aurai des forces, je ferai des films »), Κάμερα για τον κινηματογράφο (Caméra pour le cinéma), n° 1, octobre-novembre 1984, pp. 56-62.
  • Al. Moumtzis, Th. Neos et G. Tziotzios, « Συζήτηση με το Σταύρο Τορνέ » (« Conversation avec Stavros Tornes »), Οθόνη (Ecran), n° 10, janvier-mars 1983, pp. 31-35.
  • Minas Tatalidis, « Ο χώρος της διαισθητικής εμπειρίας » (« L’espace de l’experience intuitive »), Κάμερα για τον κινηματογράφο (Caméra pour le cinéma), n° 2, janvier-février 1985, pp. 41-42.
  • Andreas Tarnanas, « Το άλογο του σκλάβου », (« Le cheval de l’esclave »), Κινηματογραφικά Τετράδια (Cahiers cinématographiques), n° 8, novembre 1982, pp. 31-33.

     

    Source en ligne

  • Stavros Tournes (consulté le 10 février 2013).

     

    Source audiovisuelle

  • « Ο φτωχός κυνηγός του Νότου » (« Le Pauvre Chasseur du Sud »), documentaire réalisé par Stavros Kaplanidis, Athènes 1994. 
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    [16] Ibid., p. 92.
    [17] « Ο φτωχός κυνηγός του Νότου » (« Le Pauvre Chasseur du Sud »), op. cit.
    [18] S. Tornes, Adieu Anatolie, op. cit., p. 39.
    [19] Ibid., p. 98.
    [20] Ibid., p. 95.
    [21] Ibid., pp. 54-55.
    [22] Ibid., p. 106.
    [23] Ibid., p. 73.
    [24] Ibid., p. 110.
    [25] Ibid., p. 5.
    [26] Ibid., p. 86.
    [27] Ibid., p. 42.
    [28] Ibid., p. 40.
    [29] Ibid., p. 5.