Les poètes et le cinéma autour de 1920 :
deux attitudes opposées face au
nouveau
medium (Soupault et Aragon)
- Nadja Cohen
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Dans le paragraphe suivant, le poète dépeint une petite scène en s’adressant directement à l’héroïne, comme un réalisateur dirigerait le jeu de son actrice : « un gentleman correct vous apporte des roses. Déchirez-les avec vos deux mains blanches, ma folle chérie, et jetez-les au panier ». Le pronom « vous », l’impératif et l’apostrophe familière témoignent de cette communication passionnelle qui unit spontanément les spectateurs aux personnages de l’écran, comme dans l’idéal de Desnos qui rêvait de trouver des traces de baisers ou des coups de poignard sur l’écran à la fin de la projection [3]. Mais, à cette adhésion au spectacle représenté, la formulation de Soupault ajoute une réminiscence littéraire, probablement volontaire, qui surgit comme par effraction dans le discours du poète : « déchirez-les avec vos deux mains blanches » est en effet démarqué d’un célèbre vers de Verlaine :
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu'à vos yeux si beaux l’humble présent soit doux [4].
Une seule différence, mais de taille, entre le vers de Verlaine et sa transformation : la négation que supprime Soupault. Il donne ainsi congé au rituel d’allégeance courtois par lequel l’auteur des Romances sans paroles invitait sa dame, cruelle, à recevoir avec bienveillance ses offrandes. Au contraire, ici, le spectateur invite sa « folle chérie » à la cruauté, le cinéma étant le lieu de l’excès et de l’énergie (créatrice ou destructrice). Que ferait cette femme moderne d’un « gentleman correct », elle qui est tout sauf convenable, qui tue plus volontiers qu’elle ne reçoit des hommages, elle dont « la main ne tremble pas » ? Au passage, il transforme l’alexandrin verlainien en décasyllabe blanc, vers moins pompeux, bien plus passe-partout dans un texte en prose, bien plus adapté, donc, à la modestie de son petit billet-poème.
Enfin, quoiqu’il qualifie ce film de « ridicule et sentimental », Soupault en a restitué l’atmosphère vibrante de nervosité et a fait preuve de son attachement pour le personnage féminin de cette fiction (« pourquoi cette folle est-elle si belle ? »). La phrase conclusive, qui s’adresse cette fois à André Breton, confirme, s’il en était besoin, le goût de Soupault pour ce film : « Nous irons revoir A l’abri des lois, n’est-ce pas, André Breton ? ». La référence biographique, insistante, se fait ici au détriment de la vraisemblance : il est en effet fort douteux que Soupault se soit jamais adressé de la sorte à son ami. En l’apostrophant par son prénom (André) suivi de son nom (Breton), Soupault le désigne clairement à son lecteur et fait de son ami un personnage à part entière. En lui demandant timidement l’autorisation de retourner au cinéma (ou en l’invitant à l’y accompagner, selon la manière dont on perçoit cette requête), il rappelle aussi implicitement les réticences de ce dernier à l’égard du cinéma. Il choisit, en tout cas, de faire entrer un élément de contexte biographique dans sa « critique synthétique », témoignant du souci récurrent du groupe d’inscrire, au cœur de l’œuvre, les conditions de sa genèse, afin de montrer au lecteur « où nous en sommes ».
Pour évocateur qu’il soit de l’ambiance du film et de l’état d’esprit d’un spectateur singulier, le texte de Soupault consacré à A l’abri des lois tourne délibérément le dos à la critique analytique et opte pour une grande indifférence à l’égard du medium cinéma qui donne forme et sens au film. La citation de Verlaine, surgie de l’inconscient poétique de Soupault, qui vient lester le billet-poème d’un intertexte littéraire, n’est qu’un des symptômes d’un phénomène plus général.
Il propose bien plutôt une forme de « critique synthétique » [5], pour reprendre une expression très prisée à l’époque dans le milieu surréaliste, qu’il n’est pas le seul à pratiquer.
La ligne anti-technique du surréalisme
La position de Soupault pourrait être rapprochée de celles de Desnos qui, dans un article intitulé « La morale du cinéma » [6], fait de la critique « la plus médiocre expression de la littérature ». Dédaignant la logique argumentative, il choisit de donner libre cours à son humeur, d’exprimer ses sympathies et ses antipathies :
Je me suis toujours efforcé de ne pas faire de critique. En ce qui touche le cinéma, je me suis borné à émettre des désirs, à formuler mes répugnances […]. Si mauvais que soit le scénario, si détestable la réalisation, il ne s’agit pas moins de héros de chair et d’os moins discutables que ceux de nos rêves./p>
A une analyse rationnelle des qualités d’une œuvre se substitue un idéal de « critique synthétique », lyrique et métaphorique, qui place la subjectivité du lecteur/spectateur au cœur du dispositif et tend à effacer la frontière entre écriture créatrice et écriture critique.
Il s’agit de trouver un langage nouveau, par des moyens spécifiquement poétiques, pour donner un équivalent du texte qui ne soit pas que sa réitération. Si « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie » [7], comme le soutient Baudelaire, il pourrait bien en aller de même pour un film.
Bien sûr, la critique ne pourra que tendre vers cet idéal, qu’elle n’atteindra jamais, et pourtant lui seul pourrait la sauver de sa profonde vanité. Le caractère impossible, asymptotique, d’une telle entreprise, est révélateur du rapport ambigu qu’entretient également Breton avec la critique : soumise à tant de contraintes, elle en est réduite à l’alternative suivante : rester une utopie si elle veut s’y conformer, ou devenir un parfait repoussoir si elle les refuse. Peut-être la lecture inspirée que fait Nadja d’un poème de Jarry constitue-t-elle un exemple de critique synthétique, si l’on en juge par l’approbation exprimée par Breton :
Son attention se fixe sur un poème de Jarry qui y [dans Les Pas perdus] est cité :
Parmi les bruyères, pénil des menhirs…
Loin de la rebuter, ce poème, qu’elle lit une première fois assez vite, puis qu’elle examine de très près, semble vivement l’émouvoir. A la fin du second quatrain, ses yeux se mouillent et se remplissent de la vision d’une forêt. Elle voit le poète qui passe près de cette forêt, on dirait que de loin elle peut le suivre : « Non, il tourne autour de la forêt. Il ne peut pas entrer, il n’entre pas. » Puis elle le perd et revient au poème, un peu plus haut que le point où elle l’a laissé, interrogeant les mots qui la surprennent le plus, donnant à chacun le signe d’intelligence, d’assentiment exact qu’il réclame.
Chasse de leur acier la martre et l’hermine.
« De leur acier ? La martre… et l’hermine. Oui, je vois : les gîtes coupants, les rivières froides : De leur acier. » Un peu plus bas :
En mangeant le bruit des hannetons, C’havann
(Avec effroi, fermant le livre) : « Oh ! ceci, c’est la mort ! » [8]
Bon exemple de lecture vécue et d’interprétation subjective (jusqu’à la folie !). Nadja fait ici figure de visionnaire, suscitant l’approbation et l’admiration du narrateur car sa lecture lui semble non seulement suggestive mais juste, comme en témoigne ce commentaire : « donnant à chacun le signe d’intelligence, d’assentiment exact qu’il réclame ». N’est-ce pas justement l’idéal de Breton que celui d’une critique réclamée par le texte ?
Pour problématique qu’il soit, le concept de « critique synthétique » sert d’idéal régulateur aux poètes de l’époque et l’on est tenté d’y rattacher certains poèmes portant sur des films. Exclusivement centrés sur les impressions du spectateur-poète, ces écrits ne visent pas à éclairer les films, encore moins à étudier le medium cinéma, et tendent même parfois à en nier la singularité. En cela, les billets-poèmes de Soupault révèlent une certaine doxa surréaliste qui définit la poésie et l’art sur un mode existentiel (et surtout pas technique) et se donne pour objectif l’élucidation du moi dans ses rapports au monde. Ainsi s’explique aussi la dureté de certains critiques, comme Maurice Mourier [9], envers Soupault dont le discours sur le cinéma et les réalisations en la matière (poèmes cinématographiques) sont jugés peu convaincants.
Si le déni du medium et le mythe d’une image a-technique sont donc entretenus par nombre de surréalistes, Aragon semble échapper à ce travers, en particulier dans deux textes de jeunesse sur lesquels nous allons maintenant nous pencher.
[3] R. Desnos, « La morale du cinéma », Paris Journal, 13 mai 1923, repris dans Les Rayons et les ombres, Gallimard, « NRF », 1992, p. 51.
[4] P. Verlaine, « Green », Romances sans paroles.
[5] Il semble que l’expression ait d’abord été utilisée par Pierre Albert-Birot pour présenter les chroniques d’Aragon publiées dans SIC que leur auteur présente de la façon suivante : « Des espèces de poèmes en prose fort courts, à propos d’un livre qui venait de paraître, ce qui me permettait à la fois la désinvolture, ou bien aussi un certain éloge poétique de choses que je n’aurais peut-être pas pleinement approuvées si j’en avais écrit sur le ton à proprement parler critique » (Aragon parle avec Dominique Arban, Seghers, 1968, pp. 33-34.) Une des premières du genre serait la « critique synthétique » consacrée par ce dernier aux Calligrammes d’Apollinaire, dans le numéro de novembre 1918 de la revue. Pour Breton, en revanche, c’est Alfred Jarry qui serait l’inventeur de ce genre nouveau : il écrit en effet que « Faustroll marque une date dans l’histoire de la critique. D’analytique, elle devient synthétique et s’élève à la hauteur d’un art » (A. Breton, « Alfred Jarry », dans Les Pas perdus, repris dans Œuvres complètes, t. I, édition établie par Marguerite Bonnet, avec la collaboration de Philippe Bernier, Etienne-Alain Hubert et José Pierre. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 225).
[6] Art. cit.
[7] Ch. Baudelaire, « A quoi bon la critique ? », Salon de 1846, Œuvres complètes, t. II, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 418.
[8] Nadja, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 689.
[9] M. Mourier, « Soupault et le cinéma, c’eravamo tanto amati ! », Europe, n° 769, mai 1993.