L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et
dévoilement générique chez Fénelon

- Olivier Leplatre
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Le dialogue des contrastes concerne aussi le plan politique. Il ne suffit pas de considérer l’image de la pastorale inscrite dans le paysage poussinien comme une invitation adressée au duc de Bourgogne, le futur roi, afin que s’éveille en lui le désir d’imiter une vue si belle pour son propre royaume. Ce paysage à méditer et à rêver ne se heurte pas seulement, selon l’antagonisme des niveaux du tableau, au pays aride de l’Attique. L’arrière-pays désertique est l’horizon même sur lequel apparaissent les linéaments du territoire heureux ; le désert est la condition de possibilité des pays prospères et bien dirigés. Ainsi, dans le désert d’Oasis (Livre II), accablé de peines, Télémaque parvient à réenchanter les bergers qui y mènent une vie sans civilité. La réforme des mœurs qu’il favorise, en poétisant les créatures rustiques, fait entrer le désert dans le cycle d’une transformation interne. La beauté de la réussite de Télémaque tient à l’épreuve surmontée du passage entre un état du paysage et un autre, au même endroit. Mais le désert est aussi la métaphore de l’anéantissement de soi, du tarissement de l’orgueil auxquels doit consentir le prince s’il veut authentiquement diriger son peuple. La politique fénelonienne est moins une politique des antithèses qu’une dialectique des contraires, la douceur d’un gouvernement n’étant envisageable qu’à la condition que le pasteur des hommes ait connu intimement la pénitence.

Traduisible en langage politique comme en langage esthétique au point que les deux finissent par se confondre en une esthétique du politique, l’action générale des contrastes se fixe enfin chez Fénelon sur un motif accentué par la description du tableau. Il s’agit du pli. Ses occurrences sont innombrables. Dès le début, le dialogue choisit d’indiquer un signe fort, le corps drapé de Phocion, qui porte le message de la présence invisible. Il est, selon Fénelon, le « point pli » du tableau, pour emprunter à Gilles Deleuze sa formule-concept [36], que l’on comprendra, dans le champ esthétique, comme une zone locale d’intensités, à la fois concertée et intuitive, un foyer irradiant de formulations plastiques qui les fait éclore et à la source duquel ne cesse de revenir le travail des formes à l’œuvre dans le tableau.

Que signifie le drapé de Phocion ? Il empêche de voir, il ôte au visible ce général dont les mérites ont été si mal reconnus et que la cité d’Athènes a refusé de considérer. Il en va ainsi de la puissance pour Fénelon : vanité du pouvoir et ingratitude des hommes. Tout commence (et finit) par l’effacement du simple corps, du corps mortel ; de lui, ne se voient plus, comme Phocion, que des jambes à la « couleur flétrie de (…) chair morte » [37] ; flétrie comme si la chair avait été froissée et que le corps était une couleur tactile. S’appuyant sur sa force de déploiement visuel, Poussin ne cesse d’intriquer les sensations textiles : les « femmes voilées » [38] (aux visages d’endeuillées ?), les « plis gracieux » de la tunique du jeune esclave, la « draperie négligée » du plus vieux [39], le manteau rouge qui « enveloppe » [40] le cavalier et dont l’ondoiement dynamique se répercute dans les crins du cheval et les cheveux de l’homme (« tout est flottant » [41]) ; il faut bien voir aussi, insiste Poussin, une figure « couverte d’une robe blanche à grands plis flottants » [42]… Par cette abondance des plis et grâce à leur contamination, le tableau de Poussin écrit par Fénelon accroît son caractère fantomatique ; il fait ressortir le drame en lui de l’invisible drapant le visible.

Mais pour justifier pleinement l’emprise du pli sur le texte, il convient d’avancer l’hypothèse qu’une telle obsession vient de ce que le pli est aussi le motif métaphorique des intentions du dialogue, selon trois niveaux au moins.

La première intention (métaphysique) du pli, comme du contraste, est de faire revenir la mort dans la vie puis de rabattre la mort sur le faible prix de l’existence.

A un deuxième niveau (poétique), le pli donne à la forme générique son modèle, son patron ; le dialogue, au gré des répliques [43], décline en effet les divers processus caractéristiques du pli : superpositions, recouvrements anguleux, tensions [44]. Ce sont autant de manières de parler des innombrables aspects de l’interaction verbale dans les dialogues.

C’est enfin, ponctuellement, le dialogue même entre Poussin et Parrhasius, c’est-à-dire l’événement ekphrastique, qui agit comme un pliage, le texte de la conversation venant se déposer sur le tableau et le refigurer avec ses choix, ses zones de silence, ses accents, sa dramaturgie propre.

C’est ici peut-être, pour terminer, que l’on se demandera pourquoi Fénelon a eu l’idée de mettre en présence Poussin et Parrhasius, eux qui ne se sont évidemment jamais vus, face au tableau (invisible) de Phocion ? Pourquoi Parrhasius ; en quoi convenait-il pour aider Poussin à évoquer son tableau, à le faire parler et lui faire dire ce qu’il avait à nous apprendre ?

Disons que l’hommage rendu par le peintre français à son homologue antique [45] est au départ assez ambigu. Poussin concède à Parrhasius une grande renommée mais il lui rappelle qu’aucune de ses œuvres n’a été conservée : « il ne nous reste rien de vous ». La gloire des peintres ne serait donc pas si différente de celle des hommes de pouvoir ; elle est, elle aussi, soumise à la mortalité voire à l’injustice des temps. L’histoire de la peinture est un memento mori.

Toutefois si ses œuvres ont disparu, Parrhasius reste fameux pour une anecdote, conservée par Pline au livre XXXV de son Histoire naturelle. Parrhasius en dit un mot au cours de sa conversation avec Poussin. Il revient en effet sur la fameuse rivalité qui l’opposa autrefois à Zeuxis :

 

Vous comprenez bien que quand Zeuxis fit des raisins qui trompaient les petits oiseaux, il fallait que la nature fût bien imitée pour tromper la nature même. Quand je fis ensuite un rideau qui trompa les yeux si habiles du grand Zeuxis, il se confessa vaincu. Voyez jusqu’où nous avions poussé cette belle erreur [46].

 

Ainsi, Parrhasius est rendu célèbre dans l’histoire de la peinture par sa science du trompe-l’œil, c’est-à-dire en réalité par sa maîtrise consommée du drapé dont l’invention du rideau fut l’apothéose magistrale. Or, à la suite de cette anecdote, Fénelon enchaîne son propos avec la description du tableau de Poussin qui, précisément, fait d’abord admirer le corps voilé, singulièrement émouvant, de Phocion.

Le rideau dont Parrhasius autrefois couvrit les appétissants raisins de Zeuxis, en les soustrayant au visible, pourrait bien être le premier grand tableau de nature morte. Zeuxis avait voulu imiter la nature et la vie en conférant à la peinture la capacité d’exciter le désir ; Parrhasius la met au tombeau, il l’enlève au regard et la remise dans l’ombre d’un rideau, dans l’ombre d’un tableau, lui-même poussé esthétiquement si loin qu’il ne fait plus rien voir sinon son opération de recouvrement. Non seulement le tableau de Parrhasius peut être considéré comme le modèle de la nature morte, il est également le paradigme – les deux étant complices – de la vanité de la peinture, à son point ultime. Le comble de la peinture serait donc de cacher le visible, de figurer la mort, en ce qu’elle serait le phénomène d’un drapé que personne ne peut plus soulever, jeté sur la vie comme la tunique du centaure Nessus :

 

PARRHASIUS : Bon ; l’art n’imite bien la nature qu’autant qu’il attrape cette variété infinie dans ses ouvrages. Mais le mort…
POUSSIN : Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.
PARRHASIUS : On ne voit donc point le mort ? [47].

 

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[36] Sur le « point-pli », voir le chapitre « Les plis de l’âme », dans Le Pli. Leibniz et la baroque, Paris, Minuit, 1988, pp. 20-37, et le bel article de G. Bellon, « "La Lutte avec l’ombre". Naissance du tableau, genèse de la pensée chez Deleuze », dans Revue Recto/Verso, n°5, décembre 2009, « Genèse de la pensée, I : à l’épreuve des manuscrits ».
[37] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 428.
[38] Ibid., p. 429.
[39] Ibid., p. 427. L’épithète « négligé » est commune à la tunique du vieil esclave et au drap qui couvre Phocion.
[40] Le même verbe « envelopper » sert pour la draperie du mort et pour la tunique du cavalier rouge.
[41] Ibid.
[42] Ibid.
[43] Le mot – faut-il le rappeler ? – correspond originellement à l’acte de replier.
[44] Dans les Dialogues de Fénelon, rarement les interlocuteurs se ménagent : ils n’hésitent pas à fouiller en l’autre ses zones d’ombre, ils l’invitent plus d’une fois avec rudesse à se replier en lui pour mieux se voir vain.
[45] « Je vois que vous êtes bien entré dans le goût de l’antique » (Ibid., p. 429).
[46] Ibid.
[47] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 427.