L’ekphrasis dans Les Amours de Psyché
et Cupidon
de La Fontaine :
une gageure poétique

Pierre Giuliani
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Mise en perspective

 

Quelques propos liminaires d’ordre général, énumérés sous la forme de quatre couples de mots, sont ici nécessaires : description et narration ; politique et poétique ; nature et artifice ; belles lettres et arts visuels.

Description et narration. Les descriptions d’œuvres plastiques intégrées par le narrateur dans le récit cadre témoignent du parti pris d’éclectisme générique et jouent sur l’alternance des pratiques mimétique et diégétique. L’intrusion ostensible du descriptif permet d’opérer des ralentissements ou des tremblements dans la coulée narrative. Il faut alors s’interroger sur la place importante accordée à l’ekphrasis dans l’architecture romanesque et sur sa fonction dans la composition de l’œuvre ; se demander si elle perturbe la cohésion du roman, si elle offusque l’harmonie de l’ensemble. Ces questions se posent d’autant plus si on se rappelle les recommandations des poéticiens contemporains de La Fontaine – Boileau (« Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile », L’Art poétique, I, v. 59, 1674), et Lamy par exemple. Le grief formulé contre la description en général consiste à la dénoncer comme une digression hors de propos et à la confiner à une fonction décorative parasitaire [3]. De fait, si l’on se fie à l’une des composantes d’un idéal esthétique qui promeut alors la concision, l’homogénéité et la convenance poétique, l’espace descriptif peut constituer une menace pour la cohésion nécessaire de l’œuvre littéraire. Mais l’art de plaire commande conjointement une exigence de variété que La Fontaine a souvent soulignée explicitement. Le nom même de Poliphile et ses goûts esthétiques affichés viennent confirmer cette même exigence.

Politique et poétique. Au fil de l’œuvre, on remarque que l’ekphrasis met de moins en moins l’accent sur la valeur didactique qui peut lui être associée. Au fur et à mesure de l’avancée du récit, la portée morale potentielle des descriptions d’œuvres plastiques paraît donc se réduire. En effet, dans un premier temps, la force ephrastique se répartit entre ornementation et célébration : un parcours herméneutique se dessine. Mais peu à peu, dans le récit cadre, le narrateur, devant l’objet décrit, n’invite plus explicitement ses lecteurs à recevoir une injonction idéologique inférée de la mention ou de l’évocation d’une statue ou d’une sculpture des jardins de Versailles. Cela signifie que La Fontaine semble en faire un usage plus littéraire. La qualité idéologique potentielle de l’œuvre plastique décrite serait dès lors graduellement délestée de sa valeur encomiastique, et plus largement de sa signification politique. La Fontaine ne ferait plus assumer à l’ekphrasis un tel rôle, puisque l’évocation des monuments ou des objets d’art est mise au service de questions de poétique. Cette inflexion suggère que l’ekphrasis est une occasion de mettre en pratique le geste poétique lui-même.

Nature et artifice. Une alternative se présente à toute entreprise de description ; soit elle consistera à s’effacer devant l’objet décrit, soit elle visera à en rehausser l’agrément par l’artifice verbal. Cependant, dans l’ekphrasis, ce qui est décrit est déjà le produit d’un geste mimétique. Autrement dit, si toute description invite à se demander si cet exercice consiste à prendre la nature pour modèle ou à la posséder en la surplombant par le langage, le type de description désignée du nom d’ekphrasis suscite une question différente, puisqu’il s’agit non pas d’imiter la nature, mais plutôt d’imiter l’art en tant qu’il est mimétique. Ainsi dans Psyché, il semble que pour La Fontaine l’ekphrasis consacre la prééminence de l’artifice sur la nature. Cette imitation artificielle par le verbe poétique propose une gageure esthétique : surpasser en évidence l’objet qu’elle décrit, et donc surpasser par le verbe l’œuvre d’art qui décrit le monde.

Belles lettres et arts visuels. On sait que la pratique de la description, et plus encore de l’ekphrasis au sens pris par le mot dans le lexique technique de la critique littéraire, s’inscrit dans une réflexion ancienne sur la comparaison entre les arts ; elle permet de faire directement jouer la rivalité de la peinture et des belles lettres. On se souvient aussi que l’ekphrasis est une pratique fréquemment mise en relation avec la formule horatienne de l’ut pictura poesis. Exercice de représentation comparée opérant un changement de paradigme, parce qu’il suppose bien entendu un transfert du visuel vers le verbal, un changement de système de signes. Or Psyché prend en compte les questions liées à cette émulation entre le voir et le dire : l’œuvre évoque à plusieurs reprises le caractère indicible de la chose décrite et les limites de la représentation verbale mise en parallèle avec la représentation visuelle. Pour autant, de voir à faire voir, la palette ekphrastique ne renonce pas à chercher l’empathie du lecteur.

Plusieurs éléments relevés à l’instant peuvent trouver un espace de convergence. Circonscrites à dessein, ces pistes de réflexion proposent deux perspectives d’analyse privilégiées, et d’ailleurs logiquement liées : les enjeux esthétiques de l’usage de la prétérition dans l’ekphrasis et la manipulation poétique de l’ekphrasis.

 

Prétérition et ekphrasis

 

Nous garderons à l’esprit un vers de La Fontaine antérieur à Psyché : « Je peins, quand il me plaît, la Peinture elle-même » [4]. Ce vers est prononcé dans la « harangue » de la fée Calliopée faisant l’éloge de la poésie dans Le Songe de Vaux. Le polyptote et l’allitération ostentatoires qu’il contient attirent l’attention du lecteur à la manière d’une pointe, et donnent à ce vers une valeur programmatique. Il s’applique en effet aux œuvres postérieures, et tout particulièrement à Psyché. La poésie, représentée par Calliopée, s’y approprie en qualité de sujet le privilège distinctif de la peinture, ou plus exactement du peintre. La peinture se trouve alors placée en position d’objet, tributaire de la volonté, voire de la fantaisie de la poésie. Le verbe plaire au milieu du vers souligne en effet la gratuité du geste esthétique qui est ici en jeu.

Ce vers nous offre ainsi un fil conducteur : selon quelles modalités le geste poétique célèbre-t-il son propre triomphe par le recours à l’ekphrasis ? Nous nous limiterons à quelques remarques, qui conservent un caractère heuristique.

 

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[3] « La plupart des poètes perdent le temps dans des descriptions ennuyeuses et hors de propos » (B. Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, II [1678], édition critique établie par Tony Gheeraert, Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 1998, p. 191).