L’épouse affamée
dans les estampes de la première modernité

Claire Carlin
_______________________________

pages 1 2 3

Fig. 17. H. David, L’Esté. Le Chaud amoureux, v. 1660

Fig. 18. Editée chez J. Lagniet, L’Autonne. Le Galand
vandangé
, v. 1660

      Cette domination se réalise de la manière la plus brutale dans une série des quatre saisons éditée, comme la première série Lustucru, chez le fameux libraire Jacques Lagniet aux années 1660. La consommation alimentaire de l’homme par la femme se visualise de façon explicite. La victime de L’Esté. Le chaud amoureux (fig. 17) se fait cuire à petit feu : le gras tombe en gouttes de son corps rôti en brochette. Sa plainte met l’accent sur la cruauté de son sort :

Hélas ! En quel estat vos beaux yeux m’ont réduit !
Vous embrochés un cœur d’un si rare mérite !
Tout mon humeur se fond dans cette lèchefrite,
Encor un tour de broche et puis me voilà cuit.

      Dans L’Autonne. Le galand vandangé ( fig. 18), l’amoureux est sous un pressoir ; sa dame pourra se servir à volonté de son sang et de ses richesses, recueillis dans un plat.

Me voilà donc en presse et mon argeant aussi,
L’on va tirer de moi tout mon jus goutte à goutte,
Ha ! Je crève et Philis n’en a point de souci,
Sa beauté met mon cœur et mon bien en déroute.

Dans ces deux cas extrêmes, l’homme échappe à l’épreuve du mariage en se laissant consumer ou presser par une femme avide de profiter de lui jusqu’au point d’user tout son corps, toute son essence. Les pulsions suggérées de façon plus métaphorique dans les autres images à l’étude se réalisent enfin dans un imaginaire où le désir fondamental de la femme semble s’exprimer sans ambiguïté ; il ne restera de l’homme que des déchets. Il est significatif que ce dernier fantasme ne touche pas au mariage : les victimes sont des prétendants et non pas des maris là où il s’agit de la disparition définitive de l’homme. Peut-être est-ce un signe de l’influence subtile sur la gravure populaire de la réévaluation du mariage et du rôle de chacun des conjoints qui avait lieu depuis les années 1630 dans les textes de divers genres au sujet de l’institution.
      Cette décennie représente un moment de transition capital dans la mesure où le discours dominant sur l’union conjugale depuis une cinquantaine d’années mettait l’accent sur les défauts de la femme, dans une sorte de renaissance de la longue tradition misogyne si prononcée depuis le début de la Querelles des femmes [6]. Le ton brutal et cru de la satire du premier quart du XVIIe siècle illustre ce renouveau de la critique des femmes [7], alimenté par le discours médical du XVIe siècle. Chez les médecins, l’appétit sexuel de la femme semble aussi vorace que dans les images à l’étude ici. Depuis l’Antiquité, ses qualités animales sont évoquées dans les textes médicaux, parfois jusqu’au point où son humanité fondamentale est mise en question. « Le symbolique de l’utérus » d’où l’on voit naître la métaphore de la matrice « animal dans l’animal » se trouve d’abord dans La République et Le Timée de Platon, pour être repris régulièrement par les médecins de la première modernité [8]. La transmission européenne de cette notion est illustrée, par exemple, dans le traité sur la maladie des femmes publié en italien par Giovanni Marinello en 1563, traduit en français et beaucoup amplifié par Jean Liébault en 1585, et republié avec d’autres amplifications par Lazare Pena en 1609 [9]. L’édition de Pena reprend le topos ainsi :

Platon non sans bonne raison a estimé la matrice devoir estre appellee non quelque chose d'animé au corps de la femme, mais un animal imperieux, petulant, n'obeiſſant aucunement à raison, impatient de toute attente, et transporté de certaine rage et furieuse cupidité [10].

      L’idée de la bestialité enragée caractéristique de la nature féminine est soutenue dans plusieurs d’entre les estampes à l’étude ici, mais c’est la prise de pouvoir dans le calme apparent qui est également sinon plus effrayante, surtout dans Le Chaud amoureux et Le Galand vandangé où les femmes dirigent tranquillement le meurtre lent et douloureux de leurs prétendants. Reflets d’une hantise face à la perception de la violence des femmes qui se manifeste aussi dans le discours juridique du premier XVIIe siècle [11], les gravures populaires deviennent le site durable des représentations les plus négatives de l’imaginaire nuptial.
      Les estampes populaires au sujet du mariage commencent-elles à paraître en plus grand nombre aux années 1630 précisément parce que c’est la décennie où divers genres de discours sur le mariage commencent à changer de caractère ? Dans les traités catholiques comme dans le discours mondain et les « petits romans », c’est l’institution qui se fait analyser plutôt que la femme acariâtre et sa victime, le mari faiblard, comme c’était le cas dans la satire du premier quart du siècle [12]. On assiste à l’évolution de l’éthique conjugale qui rendra possible au XVIIIe siècle la vision d’un « nouveau mariage » qui idéalise la vie en famille [13]. Même dans la médecine, il y a un changement de cap remarquable : le texte médical le plus célèbre au sujet du mariage et de la femme du dernier quart de siècle, le Tableau de l'amour conjugal du Dr Nicolas Venette, ne fait plus allusion à la matrice incontrôlable [14]. Le mariage se présente chez Venette, chez les ecclésiastiques, chez les magistrats et autres auteurs comme un partenariat basé sur la reconnaissance réciproque des défis de la vie mariée pour les deux membres du couple.
      Cependant, non seulement l’ancienne misogynie continue-t-elle à se reproduire dans les gravures, elle se renouvèle. Les représentations de l’épouse à grands appétits nourrissent d’une façon particulièrement efficace cette renaissance misogyne. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de feuilles volantes, destinées au divertissement d’un public composé de toutes les classes sociales [15]. Considérer à part les images de l’épouse affamée ne fait que renforcer la conclusion que nous avons émis ailleurs que c’est surtout dans ce genre imagé et populaire où se conservait le mépris de la femme caractéristique d’un temps avant l’avènement de la civilité de la « France galante » de l’ère de Louis XIV [16]. Pour les trois siècles à venir, les estampes populaires seraient le lieu où se propageait cette attitude [17], dans une stabilité rétrograde qui en dit long sur le malaise provoqué par la perception que la femme désire occuper une position de pouvoir.

>sommaire
retour<

[6] Pour un bref historique des textes pour et contre le mariage aux XVIe et XVIIe siècles, voir C. Carlin, « Perfect Harmony: Love and Marriage in Early Modern Pedagogy », The Art of Instruction: Essays on Pedagogy and Literature in 17th-Century France, A. M. Birberick (dir.), Amsterdam, Rodopi, 2008, pp. 201-204.
[7] L. Timmermans souligne le renouveau de la satire misogyne pendant les vingt-cinq premières années du XVIIe siècle dans L’accès des femmes à la culture (1598-1715). Un débat d’idées de Saint François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Champion, 1993, p. 240 ; son observation se confirme dans le corpus du Mariage sous l’Ancien Régime.
[8] Voir E. Berriot-Salvadore, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1993, pp. 38-43. Pour plus de remarques sur l’emploi de la métaphore de l’utérus-animal chez un des passeurs de cette perspective, Arétée de Cappadoce (deuxième moitié du premier siècle ou deuxième siècle apr. J.-C.), voir I. Veith, Hysteria : The History of a Disease, Univ. de Chicago Press, 1965, pp. 22-24.
[9] G. Marinello, Le Medicine partenenti alle infermità delle donne, Venise, F. de’ Franceschi, 1563 ; J. Liébault, Thrésor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, pris du latin et faict françois, Paris, J. Du Puys, 1585 ; L. Pena, Des maladies des femmes et remedes d’ycelles en trois livres, Paris, J. Berjon, 1609. J. Liébault prétend avoir traduit un traité en latin, mais il est clair qu’il est question de l’ouvrage de Marinello.
[10] G. Marinello, Le Medicine partenenti alle infermità delle donne, op. cit., p. 491.
[11] Voir D. Nolde, « Le rôle de la violence dans les rapports conjugaux en France, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle », O. Redon, L. Sallmann et S. Steinberg (dir.), Le désir et le goût : une autre histoire (XIIIe-XVIIIe siècles), Actes du colloque international à la mémoire de Jean-Louis Flandrin, septembre 2003, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005, pp. 309-327.
[12] Pour l’évolution dans les traités catholiques, voir A. Walch, La Spiritualité conjugale dans le catholicisme français, XVIe-XXe siècle, Paris, Les Éditions du Cerf, 2002. À titre d’exemple d’une « nouvelle attitude » des années 1660, voir le traité du jésuite T. Leblanc, La Direction et la consolation des personnes mariées, ou les moyens infaillibles de faire un mariage heureux, d’un qui seroit mal heureux, Paris, J. Riviere, 1664, qui paraîtra au début de 2012 dans l’anthologie virtuelle. J. DeJean étudie les petits romans dans Tender Geographies. Women and the Origins of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991.
[13] Cet idéal est décrit par M. Daumas dans Le Mariage amoureux : histoire du lien conjugal sous l’Ancien Régime, Paris, Albin Michel, 2004 et par A. Burgière dans Le Mariage et l’amour en France, de la Renaissance à la Révolution, Paris, Seuil, 2011.
[14] N. Venette, Tableau de l’amour conjugal considéré dans l’état du mariage, Amsterdam, Jean et Gilles Jansson, 1687.
[15] S. Matthews-Grieco, Ange ou diablesse, op. cit., pp. 14-19.
[16] Voir mes articles cités « Les corps des époux, revus et corrigés » et « Le cocu, de l’apologie à la censure » aussi bien que « Perfect Harmony: Love and Marriage in Early Modern Pedagogy ».
[17] Dans La Guerre des sexes, op. cit., L. Beaumont-Maillet illustre la continuité de publication de ces images jusqu’au XIXe siècle.