Images reproduites, images « monstrueuses » :
l’étrange pouvoir de la vertu imaginative

- Evelyne Berriot-Salvadore
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Fig. 1. J. Rueff, De conceptu et generatione
hominis
, 1587

Fig. 2. C. Lycosthenes, Prodigiorum ac ostentorum
chronicon
, 1557

Fig. 3. C. Lycosthenes, Prodigiorum ac ostentorum
chronicon
, 1557

Fig. 4. J. Rueff, De conceptu et generatione
hominis
, 1587

Les deux notions, l’imagination et le monstrueux, que nous évoquons ici ont un rapport d’évidence avec l’image, comme les lexicographes de la Renaissance l’ont souligné. L’imagination, que les Grecs nomment phantasia et les Latins imaginatio, est une faculté de  l’esprit dont la fonction est de concevoir des images, de « représenter » les choses s’acheminant vers lui par le canal des cinq sens [1] ; le monstre, monstrum, ostentum ou portentum en latin, s’il appelle toute une réflexion sur la divination, s’entend aussi, selon l’étymologie, comme signe ou image qui « montre », qui « représente » quelque chose fourvoyant du commun [2]. L’attitude des hommes de la Renaissance devant l’étrange ou le prodigieux est double, faite à la fois d’inquiétude et de fascination. Inquiétude parce que le monstre est « signe » de la colère divine qui bouleverse les lois naturelles comme un avertissement ; fascination parce qu’il est aussi la marque de l’extraordinaire fécondité de la nature qui se plaît parfois à jouer avec ses propres règles. L’engouement pour les « Histoires prodigieuses », qui prennent forme non seulement dans les recueils mais aussi dans les feuilles volantes, qu’on appelle les occasionnels, atteste cet intérêt. Or ces histoires de « monstres et de prodiges » ne se conçoivent pas sans l’image dont Les Monstres de la Renaissance à l’Age Classique (livre électronique présenté sur le portail de la Bibliothèque interuniversitaire Santé [3]) permet de mesurer d’une part l’abondance, la diversité et d’autre part la redondance. Les mêmes images de monstres se reproduisent et se recyclent dans les chroniques ou traités latins, de Conrad Lycosthenes [4] et de Jacob Rueff [5], dans les ouvrages français, celui de Pierre Boaistuau ou d’Ambroise Paré : l’une des plus célèbres étant celle de l’hermaphrodite de Ravenne, né en 1511 ou 1512 selon les chroniqueurs (figs. 1 et 2).

Si le monstre de Ravenne peut, comme le monstre « hideux » de Cracovie (figs. 3 et 4), porter la signature de Dieu ou du Diable, tous les monstres n’ont pas la même origine. Pierre Boaistuau, qui présente ses Histoires prodieuses de 1560 comme un recueil de tout ce qu’il a pu lire chez Polydore Virgile, Julius Obsequens, Jérôme Cardan et Conrad Lycosthenes en particulier, souligne néanmoins ce qui lui est dû : il est le premier à avoir « rendu raison des prodiges » [6]. Or, Ambroise Paré, qui lui est grandement redevable, dès le premier chapitre de son livre Des monstres et prodiges [7], propose une classification selon treize causes, que l’on pourrait rassembler en quatre catégories : religieuse (gloire ou ire de Dieu ; diable ou démons) ; biologique (qualité ou quantité de la semence) ; mécanique (coups ou pressions sur l’utérus) ; psychique. Nous nous intéresserons ici à cette quatrième catégorie, c’est-à-dire aux monstres « qui se font par imagination », parce que leur étiologie suppose une réflexion sur la reproduction d’images et aussi parce leurs figures textuelles ou iconographiques en sont constamment dupliquées depuis l’Antiquité.

Les anciens philosophes qui se sont intéressés aux enfantements monstrueux, comme le rappelle Pierre Boaistuau dans ses Histoires prodigieuses, les « ont référés à une ardente et obstinée imagination que peut avoir la femme pendant qu’elle conçoit, laquelle a tant de puissance sur le fruict que le rayon et caractere en demeure sur la chose enfantée » [8]. L’analyse repose sur deux présupposés : une vertu reproductrice de l’imagination et une psychophysiologie de la conception, telle qu’elle apparaît dans ce que la langue populaire a longtemps nommé des « envies ».

L’imagination comprise comme une des facultés de l’esprit, avec la mémoire et l’entendement, n’est rien moins qu’une puissance d’évasion hors du réel. Elle est, au contraire, une puissance qui travaille la matière des objets, telle qu’elle a été transmise par les sens externes vers le sens commun, sous la forme d’émanations subtiles, appelées « espèces » ou « images » ou « phantasmes », et ensuite gravées dans la mémoire [9]. La faculté imaginative provoque aussi la production de nouvelles images ou « fantasme » mais peut également réaliser matériellement le « fantasme » par voie mimétique. Enfin, selon Paracelse :

 

L’imagination œuvre en elle-même, elle possède l’art et tous les outils pour accomplir tous ses désirs et pour œuvrer comme le tonnelier, le peintre, le serrurier, le tisserand… Sa subtilité et son pouvoir sont tels qu’elle peut reproduire tout ce que voit et tout ce que saisit le regard… [10]

 

Paracelse, afin d’éclairer par des exemples sa théorie, choisit de traiter seulement de l’imagination des femmes parce que c’est chez elles que l’imagination a son lieu suprême : elle peut même égaler la puissance divine par son pouvoir de façonner à son gré ce qu’elle a vu ou pensé [11]. Sans doute tous les médecins ne partagent-ils pas cette analyse et certains, même, dénient tout pouvoir à l’imagination dans la formation du fœtus [12]. Mais la plupart, considérant la grossesse comme un état de perturbation, non de l’âme incorruptible dans son essence, mais de la physiologie, attribuent aux humeurs et aux esprits en effervescence une influence sur l’embryon [13].

A l’appui de cette théorie, pourrait être trouvée une « infinité d’exemples mémorables », assure Pierre Boaistuau après bien d’autres. Et pourtant, c’est une même illustration qui est reproduite et qui devient topique au point que, dans les Histoires prodigieuses, elle est placée en entrée du chapitre « Des enfantemens monstrueux et de la cause de leur generation » et non pas en regard de l’exemple qui est choisi pour démontrer l’efficace de l’imagination féminine, ce qui oblige Boaistuau à préciser dans une manchette : « Tu en as le pourtraict au feuillet precedent » [14].

 

>suite

[1] C’est la définition que donne J.-F. Pic de la Mirandole, dans le De l’imaginatione –1501, l’un des premiers traités entièrement consacrés à l’imagination (Edité par C. Bouriau, Paris, Comp’Act, 2005, Chap. I, p. 23). Pour ces définitions et ce qu’elles doivent aux diverses traditions, on verra L’imagination/La fantaisie de l’Antiquité au XVIIe siècle, textes édités par N. Corréard, A. Vintenon, C. Pigné, revue en ligne Camenae, n° 8, décembre 2010.
[2] J. Nicot, Thresor de la langue françoise (1621), Paris, Picard, 1960, p. 416. Pour une étude du vocabulaire, voir J. Céard, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, 1996, Première partie « Inventaire d’un héritage », en particulier, pp. 11-12.
[3] Les Monstres de la Renaissance à l’Age Classique. Métamorphose des images, anamorphoses des discours, textes d’A. Bitbol-Hespériès, conception et infographie, J. Gana, à consulter ici.
[4] C. Lycosthenes, Prodigiorum ac ostentorum chronicon, Bâle, H. Petri, 1557.
[5] J. Rueff, De conceptu et generatione hominis, C. Froschoverus, Tiguri, 1554, Livre V, cap. III « De imperfectis infantibus, nec non monstrosis et prodigiosis partubus », f° 42r à 51v.
[6] P. Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), S. Bamforth et J. Céard, Genève, Droz, 2010, « Advertissement au Lecteur », p. 346.
[7] A. Paré, Deux livres de chirurgie, I. De la generation de l’homme, et maniere d’extraire les enfans hors du ventre de la mere, ensemble ce qu’il faut faire pour la faire mieux, et plus tost accoucher, avec la cure de plusieurs maladies qui luy peuvent survenir. 2. Des monstres tant terrestres que marins, avec leurs portrais. Plus un petit traité des plaies faites aux parties nerveuses. Par Ambroise Paré, premier Chirurgien du Roy, et juré à Paris, Paris, André Wechel, 1573 [Des monstres et prodiges, éd. critique et commentée par J. Céard, Genève, Droz, 1971].
[8] P. Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), op. cit., p. 387. Sont allégués, Aristote [d’après Problemes d’Aristote, Lyon, J. de Tournes, 1554, p. 111], Hippocrate [d’après saint Jérôme], Empedocle [d’après Plutarque, Œuvres morales, livre V, ch. XII], Galien [De la thériaque à Pison, ch. XI], et Pline [Histoire naturelle, VII, 12].
[9] Voir J. Fernel, La Physiologie, trad. C. de Saint-Germain (1655), Fayard, 2001, Livre I, ch. 8 « Des facultez internes de l’ame sensitive », p. 374.
[10] Paracelse, Des maladies invisibles, dans Œuvres médicales, PUF, 1968, p. 217.
[11] Ibid., pp. 222-224.
[12] Voir, par exemple, le point de vue du médecin espagnol Huarte : « On dit aussi qu’une dame enfanta un fils plus noir qu’il n’estoit convenable, pour ce qu’elle contemploit un visage noir, qui estoit au ciel de son lict : ce que je tiens pour une grande moquerie (…). Et à fin de voir plus clairement, combien en cela est mauvaise la philosophie qu’allegue Aristote et ceux qui le suivent, il est besoin de sçavoir pour chose notoire, que l’œuvre de l’engendrer appartient à l’ame vegetative et non pas à la sensitive ny à la raisonnable » (Anacrise ou parfait jugement et examen des Esprits propres et naiz aux sciences, trad. Gabriel Chappuis, Lyon, F. Didier, 1580, §4, p. 345).
[13] « Que est-ce que l’imagination de la femme grosse n’imprime au petit enfant, estant encore au ventre de la mere, par un subit trepercement des esprits qui se portent aux nerfs, par lesquels l’amarry est conjoint avec le cerveau ? tellement que si elle imagine une grenade, incontinent le petit enfant en portera les marques : elle imagine un lievre, il portera la levre de dessus fourcheue : car la vehemente pensee imprime au petit enfant la forme de ce que par continuelle imagination elle a cognu ce pendant qu’elle meut avec vehemence, et retourne ça et là les formes des choses : ainsi les esprits de dedans, et l’affluence des humeurs impriment la figure de la chose, à laquelle on pense fermement et attentivement » (J. Wier, Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables, trad. J. Grévin, Paris, J. Du Puys, 1569, II, 25 « De la Phantasie et comment elle est intéressée »). Nous avons plus amplement développé cette question dans Un corps, un destin, la femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, H. Champion, 1993, pp. 131 et ss.
[14] P. Boaistuau, Histoires prodigieuses (édition de 1561), op. cit., pp. 384 et 387.