À travers le « kaléidoscope culturel »,
Zardoz de John Boorman

- Nicolas Geneix
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Fig. 1. J. Boorman, Zardoz, 1973, 0.03.10

      Les films de John Boorman se voient souvent balisés par des images dans l’image. Ainsi, tandis que le voleur Martin Cahill se prend de passion pour un tableau de Vermeer (Le Général, 1998), une crucifixion de Mantegna, un diorama dans un musée d’histoire naturelle new-yorkais et quelques traces d’art copte servent de « contrepoints plastiques » [1] aux visions et dessins hallucinés de l’héroïne dans L’Hérétique (1977). Les images oniriques ou traumatiques, fréquentes dans les films du réalisateur britannique, poursuivent le protagoniste autant qu’elles hantent l’image du récit filmique : une main surgissant hors de l’eau comme résurgence traumatique (Délivrance, 1972), des visages féminins pour incarner une obsession (Le Point de non-retour, 1968). Source d’inspiration, transpositions ou citations, l’art pictural innerve les images cinématographiques de Boorman, qui lui réserve une place centrale dans Two nudes bathing (1995), « affabulation autour d’un portrait » [2], ou Tout pour réussir (1990), avec ses réalisations originales, mêlant body art et illusions d’optiques. Cependant, c’est dans Zardoz (1973) [3], film cher à l’auteur et nettement moins commenté qu’Excalibur (1980), que Boorman fait traverser à ses personnages un « véritable kaléidoscope culturel » [4], selon l’expression de Michel Ciment. Dans ce film, en effet, statues antiques et poèmes modernes (Blake, Verlaine, Eliot…) cohabitent avec des toiles de maître très reconnaissables : le chronotope de Zardoz voit défiler les goûts personnels du réalisateur comme autant de signes rapides et changeants d’une culture mondiale rassemblée.
       Dans un monde de chaos situé en 2293, les Immortels, élite préservée au sein d’un Vortex muséal et figé, exploitent les Brutes survivant dans l’ignorance et la misère. Dans ces Territoires extérieurs, le gigantesque visage de pierre de Zardoz, faux dieu en fait animé par un Immortel, fanatise les Exterminateurs chargés de surveiller et persécuter les Brutes. L’un d’eux, Zed, soupçonne le mensonge en apprenant à lire : le nom de « Zardoz » dissimule une vieille histoire, celle du Wizard of Oz. S’introduisant dans le Vortex, Zed cherche la vengeance, mais aussi la connaissance : May, Friend et Avalow, lucides quant à l’impasse de leur civilisation sur-protégée, sénile et injuste, l’initieront progressivement au savoir universel, notamment par le biais d’images comme incorporées aux individus qui les transmettent. Dans une stase temporelle, Zed féconde des Immortelles jusque-là stériles qui lui offrent alors ce qu’elles savent. Affrontant le Tabernacle, cœur spéculaire du savoir des Immortels et source de leur domination, Zed se libère du cristal qui s’obstine à refléter son caractère premier d’Exterminateur de Brutes en le brisant. Le Vortex sera détruit par les alliés de Zed, Exterminateurs infiltrés, tandis que lui préfère disparaître dans une grotte primordiale avec Consuella, longtemps hostile, laissant aux survivants la responsabilité d’une Histoire (re)commençante.
       Suivant le découpage du scénario de cette fable, co-signé par Bill Stair [5], l’on peut structurer le récit filmique en un prologue suivi de neuf grandes « séquences d’évènement » [6] qui voit Zed entrer dans le lieu interdit, en saisir le fonctionnement puis provoquer sa destruction. En tant que tel, le récit s’avère linéaire, respectant la morphologie d’un conte traditionnel. Certes, la diégèse de Zardoz s’appuie aussi classiquement sur nombre d’éléments extra-textuels pour faire avancer l’histoire (du second mouvement de la symphonie n°7 de Beethoven utilisé comme leitmotiv aux récurrents flash-backs de Zed, en passant par la riche bande sonore rappelant la musique de Luciano Berio, notamment sa Sinfonia), mais l’on s’intéressera surtout, ici, aux surgissements d’images intra- et parfois extra-diégétiques au cœur du récit. Le Vortex est rempli d’images et d’objets qui figurent toute la mémoire du monde. Il s’agira donc d’analyser les multiples écrans et cadres qui émaillent l’ »univers fictif » [7] du film, et jusqu’aux moments de stase visuelle qui suspendent la stricte narration.
       Au seuil du film, « moment contractuel » [8] pour le spectateur, le pseudo-dieu parle : le masque de pierre est une caverne, espace interdit renfermant armes données et ressources volées. Monumental et manipulateur, ce « crâne monstrueux » [9] gigantesque s’avère vite, pour Zed et le spectateur qui suit son voyage, une image trompeuse que l’on peut pénétrer et qui permet d’accéder narrativement et symboliquement au Vortex. En outre, dans son commentaire audio du film, Boorman qualifie le montage dans le plan permettant de placer le masque gigantesque au milieu des Exterminateurs d’« image fantôme » (fig. 1). Il s’agit en effet de la vaste incrustation d’un plan tourné ailleurs dans un cadrage second, celui d’un paysage irlandais, les Wicklow Mountains, peuplé de figurants s’agitant autour d’un lieu vide au moment du tournage. Ne frôle-t-on pas alors dans la composition même de ce plan une forme de méta-discours cinématographique ? On le sent bien : sous couvert de science-fiction, Zardoz conduit son spectateur au cœur d’images qui constituent une part de sa culture, mais aussi de ses univers de croyance. C’est dire que les images de ce récit filmique seront autant de « détails, brisées et séries » [10], pour reprendre les trois catégories proposées par Alain Masson. Les tableaux ou représentations que Zed apprendra à comprendre, c’est-à-dire à voir, apparaissent régulièrement un peu partout dans le cadre, comme un défi au regard attentif, mais ils contribuent aussi à jalonner le récit initiatique, jusqu’à « se prolonger » [11] en séries excédant la texture plus fermée des actions successives qui font l’histoire du film. Ainsi, dans ce récit de formation presque allégorique, l’on verra le personnage de Zed accéder à la maîtrise des images, échapper aux prisons iconiques et s’ouvrir au (sa)voir.

      Le récit d’apprentissage ne peut qu’accentuer dans sa logique propre le caractère évanescent de « l’image qui toujours s’efface au profit de la suivante » [12] dans un récit filmique. Au contraire de ce « présent toujours en fuite » [13], le temps semble s’être arrêté chez les Immortels, qui ne ressentent ni ne désirent plus, menacés d’apathie, leur maladie. Symptomatique, leur tendance à tout conserver et à mémoriser du savoir autrefois objet de conquête ou de création, jusqu’à paradoxalement s’en désintéresser. Seuls les esprits plus ou moins rebelles (May, Friend et Frayn [14]) se souviennent sensiblement du passé. Le trop-plein d’images, de sons et d’idées du film, qui l’a desservi auprès du grand public et de nombreux critiques, s’avère nécessaire pour figurer ce monde qui nie toute évolution et tout choix d’avenir. Pour le dire autrement, cet univers muséal s’oppose à l’aspect imperfectif qui caractérise l’image cinématographique montrant « le cours des choses » [15], et singulièrement à la quête de Zed, overreacher (« celui qui veut tout obtenir ») capable de le réactiver, personnage au reste typique du cinéma de Boorman, en ce qu’il doit survivre, et souhaite vaincre et savoir.

 

>suite

[1] M. Ciment, entretien avec J. Boorman, Positif, n° 203, février 1978, p. 43.
[2] E. O’Neill, « Marvin, Merlin et moi », Positif, n° 454, décembre 1998, p. 26.
[3] Zardoz. Grande-Bretagne et Irlande, 1973. Réalisation : John Boorman. Production : John Boorman, pour 20th Century Fox. Scénario : John Boorman et Bill Stair. Image : Geoffrey Unsworth (Panavision, DeLuxe). Cadreur : Peter MacDonald. Montage : John Merritt. Décors : Anthony Pratt, Bill Stair, John Hoesli, Martin Atkinson. Montage son : Jim Atkinson. Couleurs, 104 minutes. Interprétation : Sean Connery (Zed), Charlotte Rampling (Consuella), Sara Kestelman (May), Sally Ann Newton (Avalow), John Alderton (Friend), Niall Buggy (Arthur Frayn)… Support utilisé : DVD Twentieth Century Fox Home Entertainment Inc. (2002). Plusieurs captures d’écran comportent des propos de Boorman issus de la piste audio commentant le film.
[4] M. Ciment, John Boorman – Un visionnaire en son temps, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 136.
[5] J. Boorman et B. Stair, Zardoz, traduction de Jeannine Ciment, Paris, Seghers, 1974.
[6] J. Aumont, A. Bergala, M. Marie et M. Vernet, Esthétique du film, Paris, Nathan Université, « Cinéma », 1983, p. 80.
[7] Ibid., p. 81.
[8] A. Gardies, Le Récit filmique, Paris, Hachette Supérieur, « Contours littéraires », 1993, p. 44.
[9] J. Boorman et B. Stair, Zardoz, Op. cit., p. 23.
[10] A. Masson, Le Récit au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 1994, pp. 63-73. Les « détails » contribuent à la composition d’un cadre, le nourrissant d’indices symboliques et d’allusions éventuellement extra-filmiques, tandis que les « brisées » renvoient davantage à un balisage de la narration, tel détail, telle image pouvant par exemple avoir une valeur proleptique. La dimension « sérielle » accentue les fonctions ou effets d’échos d’une séquence à une autre : la récurrence, partielle ou totale d’une image ayant valeur de structure profonde pour la narration.
[11] Ibid., p. 73.
[12] A. Gardies, Le Récit filmique, Op. cit., p. 86.
[13] Ibid.
[14] L’onomastique est ici révélatrice : de légers déplacements anagrammatiques permettent de relier entre eux ces personnages.
[15] A. Gaudreault et F. Jost, Cinéma et récit II - Le Récit cinématographique, Paris, Nathan Université, 1990, p. 103.